Je Suis à L'Est !
que les cours dâéconomie que je fréquentais, avec des formules mathématiques très compliquées, des profs particulièrement spécialisés, étaient vraiment de lâéconomie poussée à très haut niveau. Tandis que, à Sciences Po, ce qui se faisait ne paraissait être que du baratin. Le décalage était tellement bluffant que jâai dû me rendre à lâévidence, malgré mes réticences et mon obéissance à ce que lâon mâavait dit : en fait, à Sciences Po, en économie comme peut-être dans dâautres matières, ce pourrait bien être des charlots.
Il y eut dâautres prises de conscience. Jâassistais en Allemagne à des cours moins conventionnels, à lâimage de ce cours de sciences politiques avec un prof très provocateur, spécialiste réputé des paradoxes électoraux. En dâautres termes, des situations où le résultat électoral était lâinverse de la volonté des électeurs. Ses cours étaient fort argumentés, mathématisés : il prenait en exemple un corps électoral simulé â supposons que tous les habitants de la commune veuillent installer une piscine, et que personne ne veuille installer un terrain de tennis â, avant de montrer, point par point, comment, en adaptant le mode de scrutin, on pouvait leur faire adopter le terrain de tennis à une majorité écrasante. Chaque fois, le cours bihebdomadaire de quarante-cinq minutes se terminait, précisément à la minute de la sonnerie, par lâaddition finale et son grand sourire. Un peu perplexe, jâavais envoyé par email deux exemples numériques, sans aucun commentaire politique, au seul ancien camarade de classe de première année avec qui jâétais encore en contact. Sa réponse ne comportait quâun mot : « Fasciste ! » Il est des choses quâon ne peut dire à Sciences Po. Et un style rhétorique à adopter, par exemple sur les instances élues représentantes de la nation pour le bien commun, avec si possible beaucoup de majuscules.
Cette année en Allemagne a aussi été celle des prises de conscience plus rudes dues à mes défaillances, mes inaptitudes sociales. Par exemple prendre le train pour venir de Paris ou y retourner pouvait se révéler une expérience délicate. Je nâavais aucune des aptitudes requises pour savoir comment sâasseoir à la place réservée si quelquâun y est déjà assis. Et comment acheter des cartes de réduction. Rentrant à peu près une fois par mois, il me fallait une carte de réduction en France et une en Allemagne, parce que les chemins de fer des deux pays nâétaient pas bien coordonnés à lâépoque. Il fallait mener des négociations qui se révélaient difficiles pour moi ; à mon grand étonnement, je ne parvenais jamais au même prix du billet, parce quâil dépendait de la manière dont je menais la négociation. Quand on savait très bien négocier, on pouvait aboutir à des prix bas. Et là aussi jâai vu que les textes de droit, finalement, pouvaient être interprétés de diverses façons. Que lâemployé du guichet nâétait pas lâêtre parfait quâon pouvait croire, et que, en fin de compte, il ne savait pas trop lui-même.
Au cours de mon séjour en Allemagne, jâai eu lâidée de devenir allemand. Jâimaginais devenir un personnage connaissant parfaitement les codes sociaux du pays. Assez vite je me suis rendu compte quâêtre allemand ne consistait pas à avoir lu Goethe ou Schiller, et à pouvoir réciter je ne sais quel poème. Câest beaucoup plus arbitraire que ce quâon peut croire.
à ce titre, une petite histoire dâapprentissage. Jâétais logé dans une résidence universitaire : chacun une chambre, et une cuisine à partager entre quatre chambres. Dans deux autres chambres il y avait deux autochtones. à lâépoque, jâapprenais un peu de calligraphie médiévale, lâun des seuls moments de ma vie où jâessayais de produire des choses artistiques de mes mains. Donc jâavais écrit dans la plus pure calligraphie vieille-allemande : « Que vive la patrie allemande. » Jâavais collé le manifeste
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