Je Suis à L'Est !
dos, un devant, un derrière, dâautres parfois tenus à la main. Dans le jargon spécialisé, jâétais à la fois « mule » et consommateur. Mes parents avaient réussi à négocier avec les bibliothécaires pour que je puisse dépasser les plafonds de prêt en termes de nombre de bouquins. De même au CDI du collège, où la bibliothécaire mâavait elle-même proposé quelques arrangements. Elle devait être heureuse que quelquâun aime son CDI, généralement désert. Et elle avait vu que je rendais les livres en temps et en heure, donc elle nâavait pas dâinquiétude à se faire. Pour moi, un excellent souvenir.
Comme pour toute toxicomanie, il y eut des moments pénibles. Avant dâaccéder aux joies du CDI du collège, je pouvais profiter des livres, certes en nombre plus restreint, disponibles dans un coin des salles de classe de primaire. Jusquâà y passer le plus clair de mon temps. Quand la maîtresse craquait et mâintimait lâordre de regagner mon siège, parfois je poursuivais le vice, caché sous la table. Plus dâune fois je fus surpris. Et un jour, la prof, me surprenant, le fut à son tour, en découvrant que le livre caché était un manuel de politesse.
Le simple et le compliqué
Les thématiques de mes lectures, au-delà des petites histoires, peuvent permettre dâaborder une question plus générale qui nâest pas sans impact sur le devenir scolaire et personnel des jeunes avec autisme : le simple et le compliqué. Dâordinaire, ce qui est appelé le « bon sens » exige de commencer lâapprentissage des enfants par le simple, avant de passer au compliqué. Câest à cause de ce principe non dit que jâai fini par comprendre que quand un de mes profs de seconde me disait : « Monsieur Schovanec, pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué ? » il se moquait de moi. Toute la question est de savoir ce qui est simple et ce qui est compliqué. à mes yeux, même aujourdâhui, il nâest pas de titre plus compliqué à comprendre, dans la presse, que celui dâun tabloïd. à lâinverse, la presse financière telle que le Financial Times est assez claire : des données, des chiffres, que lâon aime ou que lâon nâaime pas, mais que lâon peut comprendre. La presse tabloïd utilise mille clins dâÅil, au propre comme au figuré, présuppose la connaissance de nombreuses personnes, a développé un jargon spécialisé, voire une langue peu compréhensible pour les initiés, à lâimage de lâanglais The Sun , dont les articles mâéchappent toujours au moins en partie, alors quâils sont censés sâadresser au plus grand public. Tout ceci est à méditer dans le choix des ouvrages proposés à la lecture des enfants avec autisme. à mon avis, Blanche-Neige est plus un récit pour adultes, avec le double sens de lâexpression, quâune lecture aisée et attrayante pour un enfant ayant eu un profil similaire au mien.
Mon enfance a donc été faite de lectures étranges. Certains titres me reviennent encore en mémoire, comme ce fameux livre sur les moisissures, les encyclopédies sur les animaux et les techniques. Un autre également, préfiguration peut-être de la suite : LâHomme neuronal , du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, que jâavais emprunté deux fois à quelques années dâintervalle et lu avec autant dâattention â bien que je sois devenu de plus en plus critique avec le temps.
Rétrospectivement, il est difficile de savoir ce que je comprenais et ce que je ne comprenais pas dans ces livres. Peut-être que là nâest pas lâessentiel. Si on devait ne lire que ce que lâon comprend parfaitement, on ne lirait plus rien. Et une certaine difficulté de lecture pourrait bien être parfaitement nécessaire pour la formation de lâêtre humain.
Les bibliothèques tueuses et autres périls du contenant
Les bibliothèques et moi, câest donc une longue histoire. Pendant des années, aller à la bibliothèque était la seule activité sociale qui mâétait accessible. Jusquâà aujourdâhui, jâen reste un grand amateur, certes de plus en plus
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