Je Suis à L'Est !
connaissais par cÅur de la première à la dernière page, mais il y avait des passages entiers qui me venaient à lâesprit fréquemment. Pour moi, le Voyage au centre de la Terre était le voyage au centre des mots. Je mâinterrogeais : pourquoi Jules Verne mettait un point à un moment donné, pourquoi un point-virgule à tel autre. Je pouvais passer des heures à tourner autour dâune phrase. Ai-je perdu mon temps ? Peut-être, dâautant plus que jâai tout oublié de ces réflexions. Que celui qui a su mieux tirer profit de son âge enfantin me fasse part de sa manière de procéder. Rarement, et cela est fort heureux, les occupations de lâenfance ont une utilité au sens pour ainsi dire comptable. Même ce libertin, fort attaché aux charmes féminins, finit par regretter bruyamment de ne pas avoir suffisamment profité de son état de nourrisson. Les échecs et jeux forment lâêtre humain.
De Verne à Kafka
Dans ma vie, les deux seuls auteurs de fiction que jâaie plus ou moins réellement lus étaient Jules Verne et, plus tard, Kafka. Il y en eut dâautres, naturellement, mais je nâai jamais consacré autant de temps à leur lecture, étant plutôt resté à un niveau dâéchantillon par rapport à leur Åuvre dâensemble.
Jules Verne avait pour moi un attrait décisif : à la fois auteur de romans et auteur scientifique, sa seconde qualité me permettant dâaccepter la première, puisque durant des années je ne perçus pas lâutilité de lire ce qui nâétait pas vrai, à savoir la fiction. Jules Verne permet de voyager, dâavoir des chiffres, des faits, qui sont dans la plupart des cas exacts, avec en prime un talent absolument remarquable pour décrire les paysages, les lieux où parfois il nâétait jamais allé, lui qui nâa que très peu voyagé dans sa vie.
Verne, en somme, a été lâauteur qui a accompagné mon enfance, dans lâapprentissage de la lecture au-delà des babillages, dans lâapprentissage du français, et dans celui des codes, certes un peu raides â siècle de lâauteur exige â, mais néanmoins pleinement sociaux.
Ma rencontre avec Kafka date dâune douzaine dâannées. à lâépoque, câétait lâun des rares auteurs avec lesquels je me sentais en accord. En accord ne veut pas dire que je partageais telle ou telle opinion politique ou philosophique, au demeurant difficiles à trouver dans son Åuvre. Mais le monde tel quâil le décrit et tel quâil le vit vibrait de la même manière que le mien. Kafka nâest pas un auteur dont on pourrait aimer un livre et ne pas aimer lâautre : malgré la grande hétérogénéité matérielle de son Åuvre (papiers, manuscrits épars, etc.), tout se tient. Son allemand est très particulier, parfaitement clair, avec une grande perfection formelle.
Jâai commencé par Le Château . à la première lecture, je ne lâai pas bien compris et il me semble quâavec le recul je nâaurais pas dû commencer par cet ouvrage. Jâai été émerveillé, ensuite, par ses essais et nouvelles, écrits de circonstance comme on dit, expression que je prendrais au sens littéral : des écrits pour les circonstances qui étaient les miennes. Ein Bericht für eine Akademie mâa particulièrement marqué. Je ne pourrais donner le titre exact en français si ce nâest une traduction littérale et sans doute peu appropriée : « Rapport pour une académie ». Le récit est celui dâun singe qui se retrouve devant une académie et commence son discours par (je traduis librement) : « Hauts sires de lâAcadémie ! Vous mâavez fait lâhonneur de me demander un rapport sur ma vie de singeâ¦Â » Un peu plus tard, Blumfeld, ein älterer Junggeselle (« Blumfeld, un célibataire sur le retour ») mâa passionné et je lâai lu en boucle pendant des mois. Le récit se noue autour dâun phénomène : deux balles rebondissent dans la chambre de Blumfeld, le héros. Ãlément étonnant, mais qui, comme les autres choses bizarres dans lâunivers de Kafka, ne suscite pas de surprise particulière.
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