Je Suis à L'Est !
capricieux et sélectif. Enfant comme adulte, jâavais et jâai toujours toutes sortes de cartes de bibliothèque. Un de mes grands moments de plaisir, quand ma charge de travail me le permet, est dây aller le soir. Le soir, parce que câest plus calme. Je suis un fervent partisan de lâouverture très tardive des bibliothèques. Il y a certains pays où elles sont ouvertes en permanence. Un fantasme absolu en quelque sorte. Le soir ou la nuit, en général, leur niveau sonore descend presque à zéro. Leur fréquentation également. Le sentiment dâurgence, dâavoir à faire quelque chose dâ« utile » de son temps, disparaît ou est relativisé. Mes meilleurs souvenirs de bibliothèques sont ceux où elles étaient désertes, tout comme mes deux meilleurs souvenirs de vol en avion sont ceux où il nây avait presque personne à bord. Un peu comme Kafka réfléchissait à lâhabitation idéale, jâavais un temps songé à la bibliothèque idéale, sa disposition, son choix de livres, lâapparence des rayons⦠Désormais, je sais quâelle nâexiste pas, mais en observant les bibliothèques existantes, je suis convaincu que des facteurs relatifs à leur conception influencent ce que les gens retirent ou non de leurs lectures. Ayant pu visiter quelques bibliothèques à travers le monde, jâai aussi été frappé par lâimpact des éléments culturels sous-jacents sur leur conception générale : combien de livres sont en accès direct ou non, comment sont classés les ouvrages, etc.
Le classement de livres est une thématique assez négligée par les spécialistes de lâautisme, qui permettrait pourtant de comprendre certaines choses. On mâa rapporté, mais je nâai pas les références exactes de la citation, que Karl Popper a compris ce lien profond entre la personnalité et son rangement, en disant dans lâune des boutades qui le caractérisaient que lâintellectuel était celui qui ne savait pas ranger ses livres. Jâai pu discuter avec des adultes avec autisme pour savoir comment ils rangeaient les leurs. Comme prévu, ils ont des méthodes de classement qui sortent un peu de lâordinaire, par exemple par date de parution, ce qui nâest pas un mode classique, mais qui a sa logique en fin de compte, notamment quand on sâintéresse à lâhistoire de la musique ou des idées.
Pour ma part, je ne classe pas, je subis une accumulation qui me dépasse. Pourtant, faute de moyens financiers, je nâachète que rarement des livres ; ceux que lâon mâoffre suffisent à occuper mon espace vital. Au-delà dâune certaine hauteur, la pile entière devient inutilisable. Un de mes amis redoute de périr écrasé sous une montagne de livres â de dictionnaires en lâoccurrence, eu égard à ses préférences. Un ami de mes parents, aujourdâhui décédé et de toute évidence assez concerné par lâautisme, accumulait les livres dans sa baignoire jusquâà ce que le sol cède et que toute la collection finisse chez le voisin du dessous. Un entretien de Dumézil au soir de sa vie me revient en mémoire, où il exposait, rare moment autobiographique chez ce linguiste pudique, sa tristesse de ne plus pouvoir toucher aux livres de sa « bibliopile », sous peine dâeffondrement généralisé de tout son chez-lui. Enfin, cas le plus tragique sans doute, un chercheur avec autisme dont je connais des proches a dû louer sept grands appartements pour entreposer ses livres et écrits, menant à la banqueroute de son foyer et à son suicide il y a de cela deux ans.
En plus du classement, il y a la manière de déambuler entre les rayons. Dans mon enfance, typiquement, les parties les plus fréquentées des bibliothèques, celles où étaient par exemple les cassettes puis les CD, étaient celles où je nâallais pas, chose qui nâa pas varié jusquâà ce jour. En revanche, je repérais très vite lâétagère ou le meuble où il y avait les bouquins sur le sujet qui faisait lâobjet de mon centre dâintérêt du moment. Jâavais tendance à lire les ouvrages dans ce que je tenais pour être un ordre, par exemple la
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