Jean sans peur
bonds impulsifs.
À peine entrée dans le palais, Isabeau se heurta à Scas.
Tout de suite, elle soupçonna que Jean sans Peur avait aposté des gens pour veiller sur Odette.
– Que faites-vous ici ? dit-elle en grelottant de fureur.
– Eh ! madame, nous sommes ici trente Bourguignons, répondit Scas, et des meilleurs.
Et il cligna des yeux. Il considérait la reine comme complice de son maître, et, dans le feu de l’action, le brave sire de Scas perdait la notion du respect. Il se mit à rire.
– Que faites-vous dans le palais d’Odette de Champdivers ? gronda la reine, livide de rage.
– Le palais d’Odette de Champdivers ! répéta Scas, effaré.
Il ne comprenait pas. Mais il vit très bien que la reine était folle de fureur et qu’elle tourmentait le manche de sa dague. Il s’inclina et, d’une voix basse :
– Non, madame, le palais du roi. Nous tenons le roi. Nous l’enveloppons. Les principaux officiers sont gagnés et nous laissent maîtres du champ de bataille.
La reine eut un long soupir. Si cela était vrai, Jean sans Peur reprenait dans son esprit cette position de lutteur et de conquérant qu’elle avait admirée. Mais était-ce vrai ?
– Ne bougez pas d’ici, dit-elle.
Et elle fit quelques pas vers l’appartement d’Odette, surveillant Scas par-dessus son épaule.
– C’est l’ordre que j’ai reçu, répondit Scas.
La reine tressaillit de joie. Elle s’avança rapidement et entra dans le logis d’Odette. Toutes les portes étaient ouvertes, toutes les salles étaient désertes, comme le jour où Impéria avait été lâchée sur Odette. Maintenant, c’était Isabeau qui venait, autre tigresse, aussi implacable à coup sûr, et sans doute plus redoutable.
Odette, tout à coup, la vit devant elle, et du même coup comprit qu’elle venait la tuer.
La collision se produisit dans la grande salle d’honneur que Charles VI avait donnée à Odette pour qu’elle pût, comme la reine, comme toutes les grandes dames, organiser des fêtes de danse, de musique, cours d’amour, déguisements, récitations de poésies chevaleresques et autres divertissements tels qu’on les comprenait alors.
Mais, avec son tact sûr et sa modestie innée, Odette n’avait jamais employé cette salle, et même elle y entrait rarement, disant qu’elle était venue dans l’Hôtel Saint-Pol pour tâcher de guérir le roi, et non pour y tenir rang de princesse. Elle était là, ce jour, à cette heure, parce qu’étonnée de ne voir aucune de ses femmes répondre à ses appels, elle s’était mise à parcourir son logis.
Elle venait d’entrer dans cette salle de fêtes, large, vaste, ornée de tapisseries, lorsqu’elle vit la reine y pénétrer par la porte en vis-à-vis. La reine marcha sur elle… Odette, toute droite, regarda venir cette figure de crime qu’un sourire rendait plus cruelle.
Elle ne dit pas un mot. Vaguement, elle se demanda s’il y avait pour elle une chance de salut, un moyen de défense, et, comprenant que rien ne la pouvait sauver, elle attendit le coup mortel.
La reine parla d’une voix rauque et brisée. Elle parla, non parce qu’elle avait des désirs ou des pensées à exprimer mais parce que devant cette victime qui s’offrait sans lutte, elle éprouvait, comme tous les scélérats, l’instinctif besoin de s’exciter, de mettre la victime dans son tort. C’est ce que disent tous les assassins : « Si la victime n’avait pas fait ce geste, pas poussé ce cri, je l’eusse épargnée… »
– Nous voici une dernière fois face à face, dit-elle dans un grondement de sons à peine compréhensible ; une dernière fois, je vous demande : voulez-vous vous en aller ? Voulez-vous me laisser seule maîtresse chez moi ? Voulez-vous renoncer au roi ?
C’était la banale insulte. Odette refusa de la relever. Seulement, elle se redressa, croisa ses mains sur son sein et détourna la tête.
Isabeau tira sa dague. Elle trembla de la tête aux pieds. Son visage livide se plaqua de taches terreuses et ses yeux perdirent toute expression. Elle rugit :
– Veux-tu renoncer à Passavant ?…
C’était enfin le cri véritable de son cœur qui jaillissait. Peut-être fût-ce à ce moment seul qu’elle se comprit soi-même et mesura la force de sa haine. Ce mot aussi secoua Odette. Elle frémit. Un éclair illumina son âme et toute la vaillance féminine s’éveilla en elle. D’une voix très calme, très douce, elle
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