Jean sans peur
cadavres, alors fit un mouvement pour se soulever, et retomba pesamment. Il eut un grognement de jurons ; une nouvelle tentative le mit sur les genoux, puis, enfin, debout, appuyé au mur. C’était Brancaillon… Le coup de masse ne l’avait pas tué.
Brancaillon était demeuré étendu, à peu près assommé, le sentiment et la sensation abolis : ce fut son salut. Si un seul des gens de la bande avait soupçonné à ce moment qu’il vivait, Brancaillon eût été aussitôt achevé.
Évanoui, le colosse n’avait pas tardé à reprendre ses sens. Il avait entrouvert un œil, et, comme dans un rêve, il avait vu la reine et le duc échangeant de rapides paroles…
Quand il fut debout, Brancaillon chercha, dans sa pauvre tête bourdonnant, à rassembler quelques idées. Et voici la traduction approximative de ce qu’il parvint à penser :
– J’ai l’enfer dans le gosier, et il n’y a qu’un homme au monde capable d’étancher une telle soif, c’est le roi de France. Je vais aller le faire rire un peu, moyennant quoi je serai abreuvé d’innombrables vins de toutes couleurs… Ah ! par le diable !… Et pourquoi assemblerait-on dans la grande chapelle le conseil royal et le chapitre des frocards ?… Et pourquoi a-t-on crié « Vive le roi » ?… Qui est roi à cette heure ?… Est-ce que nous avons tué le pauvre sire ?… Que de sang, mort-dieu, que de sang !… Où est Passavant ?…
Il vacilla. Il se raccrocha frénétiquement aux montants de la porte, se frotta le front avec énergie, et regarda autour de lui.
– Voici Bruscaille, bégaya-t-il. Et voici Bragaille. Ho ! Dites donc, vous autres, vous rappelez-vous si nous avons tué le bon sire qui aimait, à rire ? Est-ce que notre seigneur maître le duc de Bourgogne est roi de France ?… Ils ne répondent pas, les ruffians !… Oh ! mais… ils sont morts !… Les pauvres bougres ! Que le diable les tienne en joie !… Seigneur, donnez-moi à boire !… Il faut que je boive !…
Pas à pas et se tenant aux murs, Brancaillon se mit en route. Bientôt, il se sentit plus ferme et la soif intense que lui donnait la perte du sang lui suggéra la seule idée nette et précise qu’il put formuler : arriver coûte que coûte dans l’appartement du roi où, sûrement, le bon sire lui donnerait à boire…
Bientôt aussi, toutes les idées qu’il avait ramassées dans la salle sanglante finirent par se classer dans sa tête. Il put se souvenir avec certitude qu’il n’avait pas frappé Charles VI. Dès lors, la pensée de ce Conseil royal qu’on devait réunir à 4 heures dans la grande chapelle s’imposa à lui.
Par le chemin qu’il avait parcouru avec Bruscaille et Bragaille lorsqu’ils avaient entendu le cri de Passavant, il se traîna jusqu’à la porte par où ils étaient sortis de l’appartement du roi, porte opposée à celle qu’avait fermée Ocquetonville, après avoir constaté que le fou était mort.
Brancaillon entra donc et fut frappé de l’énorme désordre qui régnait dans la salle.
– Oh ! grogna-t-il, c’est donc le jour de la destruction finale ? On s’est donc battu ici comme là-bas ?
Il chercha des yeux et tout à coup tressaillit.
Dans un recoin d’ombre, deux hommes assis sur le tapis, manipulaient activement des cartes : C’était Charles VI ; c’était Jacquemin Gringonneur…
Jacquemin Gringonneur tremblait, claquait des dents, suait la suée de l’épouvante et se disait :
– Je sens mes veines qui se glacent, ô Jupiter ! Ainsi devait frissonner ce misérable Thersyte, lorsqu’il entendait les clameurs des Troyens attaquant le camp des Grecs ! Par Vulcain, je suis tout de même par trop poltron !
– Joue, Gringonneur ! disait le roi. À toi, à toi. À quoi songes-tu, par Notre-Dame ?
Jacquemin abattait sa carte au hasard, et continuait son soliloque :
– Je tremble, je grelotte et pourtant je ne m’en vais pas. Ô puissance de l’amitié ! Ô Pylade et Oreste, Castor et Pollux, du haut de l’Olympe, vous devez me trouver sublime !
Et c’était vrai. Jacquemin Gringonneur, ce jour-là, fut sublime.
Il n’avait qu’une idée lucide : fuir ! fuir au plus tôt, par les voies les plus rapides ! fuir le massacre qui commençait (les bruits venus de l’appartement d’Odette), massacre qui, sûrement, ne l’épargnerait pas.
Entré dans l’Hôtel Saint-Pol pour faire sa cour quotidienne, il avait trouvé le roi jouant tout seul aux
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