Jean sans peur
étonnement et inquiétude. Quel talisman ?
– Vous ne le saurez pas, messire ! Allez, et revenez-nous bientôt.
Le prieur se courba, fit le signe de croix, murmura une prière à l’intention de Sa Majesté, puis se retira en songeant :
– Un talisman ? Que peut être ce talisman ?… N’y pensons plus : quelque inspiration de sa folie, sans doute. Mais n’est-il pas terrible que nous soyons réduits à de tels expédients pour restaurer dans Paris et le royaume la véritable autorité monarchique ?
– Le talisman… songeait Charles VI en souriant. Eh ! n’est-ce pas un vrai talisman, puisque c’est Odette elle-même qui me répond d’eux ?…
Le prieur des Célestins, une fois parti, les trois ermites poussèrent un soupir de soulagement et voulurent reprendre avec une nouvelle ardeur les gestes d’exorcisme qui devaient faire sortir le démon de folie gîté quelque part dans le corps du roi.
Ceci pourra paraître assez étonnant, mais c’est au fond un phénomène naturel : ces drôles commençaient à se prendre au sérieux ; les gestes qui n’avaient aucun pouvoir sur le roi commençaient à influer sur eux-mêmes ! Ils en arrivaient à oublier qu’ils étaient là pour un geste définitif et terrible. Vaguement, ils pensaient qu’après tout, on avait vu d’autres miracles !
Le roi admira de bon cœur le zèle de ses guérisseurs, et finit par leur dire :
– Reposez-vous, mes révérends, reposez-vous, je le veux.
Brancaillon se mit à rire. Bruscaille et Bragaille se frottèrent les mains. Les sacripants savaient bien en quoi consistait le repos auquel les conviait le roi. En effet, dans un coin de la pièce, on avait apporté une table chargée de divers flacons : c’était Charles lui-même qui en avait ainsi décidé.
D’un même mouvement, ils se tournèrent vers la table, et le roi tout souriant se leva, s’approcha de cette table, et se mit à remplir lui-même trois grandes coupes d’argent.
– Asseyez-vous et buvez, dit le roi de France.
Bruscaille, Bragaille et Brancaillon, sans façon aucune, prirent place dans les fauteuils à coussins brochés d’or, saisirent chacun sa coupe d’argent et la vidèrent, Bruscaille les yeux levés au plafond, Bragaille, plus fin, les yeux à demi-clos, Brancaillon la main sur le cœur.
– On est bien ici, dit alors simplement Bragaille.
– Oui, fit Bruscaille toujours en éveil, mieux qu’en notre ermitage où, assis sur des pierres, nous buvons l’eau puisée à la source.
– C’est du fameux, dit Brancaillon ; il n’y en a pas de pareil à la Truie pendue…
Les sacripants se versèrent une dernière rasade, et, avec un soupir de regret, déposèrent leurs coupes. Sur un appel du roi, deux valets vinrent enlever la table, mais Charles saisit les trois coupes d’argent, en remit une à chacun des trois ermites, et leur dit :
– Vous les garderez en souvenir de moi. Même si vous ne me guérissez pas, je suis content de vous. Tosant et Lancelot étaient sévères et tristes. Vous m’avez fait rire, je vous tiens pour de bons et braves guérisseurs.
Ébahis, ils contemplaient les coupes et les retournaient dans leurs mains.
– Quoi ! bégaya Bragaille, ces belles choses pour nous !
– Ah ! sire, cria Bruscaille enthousiasmé, quel malheur qu’un aussi bon roi détienne des démons dans son ventre !
– J’ai une idée ! dit tout à coup Brancaillon.
– Allons, fit le roi, je dois maintenant recevoir mes gentilshommes. Retirez-vous. Vous reviendrez tantôt.
– Pourtant, dit Brancaillon dont le cerveau était un peu enfumé par les rasades, mon idée est bonne. Je suis sûr que le démon n’y résisterait pas et sortirait tout seul.
Le roi tressaillit. Ce mirage qui attire sans cesse le malade incurable se présenta à son imagination. Il y a quelque chose d’indestructible chez l’homme qui lutte contre un mal : c’est l’espoir de guérir.
– Qui sait ? murmura Charles. Est-ce un nouvel exorcisme ? demanda-t-il.
– Nouveau ? fit Brancaillon. Non, car je l’ai déjà essayé sur moi-même.
– Et il a réussi ? palpita le roi.
– Tout de suite ! dit Brancaillon avec un rire épais.
– Mes gentilshommes attendront ! fit le roi. Voyons votre exorcisme… Commencez !
Et Charles, avec empressement, reprit sa place dans son grand fauteuil. Bruscaille et Bragaille se regardaient, étonnés et méfiants. Bragaille marchait sur les pieds de
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