Jean sans peur
Trahison ! hurla du Chatel en se jetant dans l’escalier en bonds insensés.
Mais si vite qu’il eût descendu l’escalier, lorsqu’il arriva dans la rue, il était trop tard : il vit son ami solidement ligoté, porté sur les épaules de cinq ou six hommes, tandis que le reste des gens d’armes entourait étroitement ce groupe en marche vers l’Hôtel Saint-Pol. Scas et Ocquetonville marchaient la dague au poing, le visage convulsé, de chaque côté du prisonnier. Et alors, ce fut pour Tanneguy la plus baroque des aventures que ce digne capitaine eût connues dans sa vie tumultueuse.
Lorsqu’il vit qu’on emmenait, ou plutôt qu’on emportait son ami, du Chatel se rua l’épée haute en hurlant :
– J’en suis ! Arrêtez-moi ! Ohé Scas ! Ohé Ocquetonville ! Bélîtres ! Ruffians ! Chiens de Bourgogne !
Il tomba ainsi sur les derniers rangs de la troupe en marche, mais on se contenta de le repousser à coups de pique. Il eut beau ajouter à la liste, pourtant très longue de ses jurons, des imprécations nouvelles, des anathèmes de son invention, des insultes effarantes, il eut beau même blesser quelques-uns des gardes, il ne fut pas arrêté : Scas et Ocquetonville, dans la joie de leur prise, l’avaient complètement oublié. Ce fut ainsi, hurlant, suant, se démenant, que le brave capitaine parvint jusqu’à la grand’porte de l’Hôtel Saint-Pol, et demeura tout ébahi en voyant qu’on relevait le pont-levis.
Eh bien, Tanneguy fut profondément humilié. De cette aventure, il demeura ulcéré beaucoup plus que des coups qu’il avait reçus certain soir des gens de Bourgogne. Il grinça des dents, jura que Jean sans Peur avait voulu le déshonorer, et se fit à lui-même de terribles serments de vengeance.
Puis il reprit tristement le chemin de la Truie pendue. La rue, déjà, avait repris son aspect accoutumé. D’abord, on était fort habitué à ce genre d’algarades. Ensuite, Paris était en proie à de sombres préoccupations dont nous aurons à parler. Il résultait de là que le siège du logis du Chatel, l’arrestation de Passavant n’avaient ému la rue qu’au moment même de l’action.
Tanneguy du Chatel arriva à l’auberge, et il faut dire que l’événement ne l’empêcha pas de dîner de bon appétit. Thibaud, qui le vit de méchante humeur, tourna longtemps autour de lui, puis, l’abordant enfin :
– Ne vous semble-t-il pas, capitaine, que vous êtes bien imprudent de dîner dans la grande salle et non dans votre chambre comme d’habitude ?
– Pourquoi imprudent ? grogna le capitaine.
– Mais vous m’avez dit… les gens de Bourgogne… vous savez bien ?
– Oui. Eh bien, ils ne veulent plus de ma peau ! dit rageusement le capitaine.
Le bon Thibaud ne comprit pas comment Tanneguy du Chatel était si furieux de ce que ses ennemis n’en voulussent plus à sa peau. Mais cette fureur était si visible qu’il tenta de détourner l’orage.
– J’espère, dit-il, qu’on en pourra bientôt dire autant de M. le chevalier de Passavant, ce digne gentilhomme !
– Eh bien, hurla Tanneguy, c’est ce qui vous trompe ! Sa peau, à lui, est en grand danger !
– J’espère qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux !
– Il est prisonnier dans l’Hôtel Saint-Pol ! vociféra le capitaine, qui se versa coup sur coup plusieurs rasades.
Thibaud pâlit et trembla pour son auberge. Si Passavant était arrêté, et qu’on lui donnât la question, n’avouerait-il pas qu’il avait longtemps logé à la Truie Pendue ? Cependant, le capitaine posait bruyamment son gobelet vide sur la table en criant :
– Ah ! par tous les diables d’enfer ! Je donnerais dix ans de ma vie pour pouvoir entrer à l’Hôtel Saint-Pol !…
Un buveur, attablé non loin, se leva alors, s’approcha en saluant, et murmura :
– Si au lieu de dix ans de votre vie, dont je n’ai que faire, vous voulez seulement me donner dix écus d’argent, je me charge, moi, de vous faire entrer dans l’Hôtel Saint-Pol !
– Dix écus d’or ! fit Tanneguy soudain dégrisé. Je donne dix écus d’or !
Et Tanneguy considéra l’homme qui venait ainsi se mettre à sa disposition. C’était un de ces êtres qui pullulaient dans Paris, la figure longue et maigre, la moustache en croc, la rapière immense et le manteau troué.
– Oh ! fit-il, est-ce toi qui me feras entrer dans la forteresse du roi ?
– Non, dit le personnage, mais je
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