Joséphine, l'obsession de Napoléon
feignit l’admiration {9} .
— Les armes de ce pays ne doivent servir qu’à défendre la République, dit-il d’un ton sévère.
— Celle-ci a déjà servi à la défendre, répondit bravement le garçon. Elle ne sera point parjure.
Sincèrement admiratif, Buonaparte ordonna alors d’aller quérir aux arsenaux l’épée du capitaine Alexandre de Beauharnais, puis la remit solennellement à Eugène. Il lui serra la main en lui disant :
— Bonne chance, soldat !
Apercevant l’arme accrochée au-dessus de la cheminée du grand salon, quand il vint deux jours plus tard rue Chantereine, Buonaparte raconta lui-même l’anecdote à Rose.
— Il est pour moi comme un fils, ajouta-t-il.
Elle s’avisa soudain qu’elle n’était plus maîtresse de ses sentiments. Buonaparte était entré dans sa vie, et il paraissait chez lui rue Chantereine comme aucun autre ne l’avait été. Il s’attarda une partie de la nuit et, tout en la déshabillant, la défit des raisons dont elle s’armait pour ne pas s’éprendre de lui. Quand le corps s’exalte, la jeunesse renaît, et Rose éprouva ce plaisir d’exister qui l’avait quasiment désertée depuis la Martinique. Il faisait froid, mais elle avait chaud.
Le billet qu’elle reçut le lendemain la confondit :
Douce et incomparable Joséphine, je tire de tes lèvres, de ton coeur, une flamme qui me consume. Mio dolce amor , un millier de baisers, mais ne m’en donne pas, car ils brûlent mon sang.
Le soir même, cependant, elle officiait – quel autre mot ? – à l’une des soirées de Barras. Elle resplendissait ; un regard de son ancien amant lui signifia qu’il avait remarqué la différence.
— L’amour vous sied, ma mie, dit-il en souriant finement.
Miséricordieusement, il ne lui demanda pas de rester pour la nuit.
Tout cela était bel et bon, mais les événements se précipitaient. Les demandes en mariage de Buonaparte se faisaient de plus en plus pressantes. Elle avait prévu de ne les prendre en considération que lorsque son amant s’en fût retourné d’Italie ; qui sait, il pourrait y perdre la vie et elle rejetait farouchement l’idée d’un deuxième veuvage. Mais il pouvait aussi être vaincu, et elle ne se voyait pas davantage en épouse d’un perdant. S’il rentrait victorieux, cependant, elle pouvait espérer que sa fortune y gagnerait.
— Un soldat déploie mieux son courage quand il est assuré d’avoir un foyer, dit-il un soir.
Elle demanda conseil à Thérésa. Le temps que celle-ci mit à répondre fut déjà une façon d’exprimer ses réserves à l’égard de ce qui, de prime abord, ressemblait à une belle histoire d’amour.
— Je ne doute pas que ses sentiments soient sincères, dit-elle enfin. Du moins ceux qu’il exprime.
— Je ne vous comprends pas… Quels seraient les sentiments qu’il n’exprime pas ?
— L’ambition, Rose. Pour lui, ce serait un beau mariage. La surprise cloua le bec de Rose un moment.
— Vous semblez immensément riche et il ne pourrait y être insensible. Vous incarnez pour lui les prestiges de l’Ancien Régime, et tout conventionnel qu’il soit ou prétende être, il est pareil aux autres. Ces geais se parent à qui mieux mieux des plumes du paon. Vous en aurez abondamment jugé quand vous avez déjeuné à son quartier général. Mais cela ne permet cependant pas de douter de son amour.
— Dois-je donc l’épouser ?
— S’il revient vainqueur de la conquête de l’Italie, Rose, il sera, n’en doutez pas, le personnage le plus glorieux de la République, comme il fut le plus glorieux de Paris après Vendémiaire. C’est à vous de faire le pari.
C’était donc un pari. Or, ce serait sans doute le dernier que ferait Rose Tascher de La Pagerie : à trente-deux ans passés, elle était blette et ne pouvait prétendre à la couronne de fleurs d’oranger.
Mais irait-il en Italie ?
Rose n’avait d’abord pas douté de la nomination de son amant au titre de commandant en chef de l’armée d’Italie : l’autorité et l’entregent de Barras y pourvoiraient sans aucun doute. Cependant, quand les premières rumeurs de ce choix circulèrent dans Paris, la violence des réactions alarma Rose ; la presse accusa les directeurs de récompenser Buonaparte pour les avoir défendus en Vendémiaire et d’encourager ce petit aventurier intrigant plutôt que des chefs de valeur tels que Hoche, Moreau, Marceau, Pichegru…
Buonaparte en fut
Weitere Kostenlose Bücher