Joséphine, l'obsession de Napoléon
fauteuil.
Joséphine n’avait pas perdu une miette de la séance ; elle tourna son regard vers Buonaparte, qui secouait la tête d’incrédulité.
Un serviteur fit passer du vin chaud à la muscade. Les conversations reprirent.
Voilà, elle avait attendu un signe, elle l’avait eu.
Le petit groupe des habitués de la Chaumière faisait cercle devant la cheminée, buvant du vin chaud. Comme à chaque soirée où ils s’y retrouvaient, ils s’abandonnaient au confort élégant et chaleureux de la maison Tallien, entretenu par la beauté de Thérésa et l’esprit de son époux. Il neigeait sur Paris et leurs regards dérivaient parfois en direction des fenêtres aux carreaux blanchis, aiguisant le sentiment de leur privilège. Ils se réunissaient dans l’un des centres du pouvoir de la France, ils étaient chauffés et protégés des intempéries du temps autant que des avanies de l’histoire. Peut-être le breuvage avait-il exacerbé ce sentiment chez le général Buonaparte, nouveau participant de ces soirées, de même que son inséparable compagnon, Murat ; en effet, il se montrait ce soir-là étonnamment expansif et enjoué. Mais Joséphine demeurait sur ses gardes. Elle se trouvait, en effet, dans une situation délicate : Hoche était présent, invité par Tallien, sans doute ignorant de ses démêlés avec la veuve Beauharnais aussi bien que de sa rivalité avec Buonaparte.
À un certain moment, le Corse prétendit qu’il savait lire dans les lignes de la main. C’était évidemment une parodie de la séance de somnambulisme avec Mlle de Vanem. Il saisit la main de Thérésa et raconta des fables fantastiques. L’assistance pouffa et, content de son succès comique, Buonaparte prit alors la main du banquier Ouvrard pour lui débiter d’autres balivernes ; il avait une imagination débordante, et de nouveau les rires fusèrent. L’amusement était d’autant plus vif que personne n’avait soupçonné ce talent chez le général. Tallien, se prêtant à la farce, lui tendit sa paume et se vit annoncer un avenir mirifique. Au bord du fou rire, Joséphine perdit sa réserve. Vint le tour de Hoche. Soudain, le ton de Buonaparte changea ; feignant de déchiffrer la ligne de vie du vainqueur de Woerth et du pacificateur de la Vendée, il déclara avec un sourire malicieux :
— Je vois avec bonheur, général, que vous mourrez dans votre lit.
Hoche retira brusquement sa main et Buonaparte leva sur lui un regard faussement candide et narquois. Un silence déplaisant tomba sur l’assemblée. L’offense avait été voulue, car un militaire ne meurt dans son lit que si sa carrière est achevée. Même Murat semblait gêné. Seul le prétexte de la plaisanterie évita le défi en duel. Hoche alla s’asseoir à l’écart, la mine sinistre, cependant que Buonaparte semblait savourer sa vengeance ; car c’en était bien une : il savait que Hoche était de ceux qui avaient contesté sa nomination avec le plus de virulence.
— Je serais curieuse de voir le général Buonaparte lire la main de notre chère Augustine Le Normand, déclara Joséphine pour briser le silence.
Quelques rires reprirent, puis l’on changea de sujet.
Peu de jours plus tard, revoyant Hoche à une réception chez Barras, Joséphine alla lui proposer de plaider auprès de ses amis pour qu’on lui confiât une mission. Il l’écouta tel un masque de pierre et répondit :
— Cela ne sera pas nécessaire, madame. Je vous remercie de votre proposition.
Elle perçut le mépris de son ancien amant et se raidit ; cela faisait partie des blessures de guerre. Car les femmes aussi font la guerre, à leur façon.
10
Noces de carton
et couronnes de diamants
Le 2 mars 1796 au soir, Joséphine et ses amis étaient réunis rue Chantereine, attendant Buonaparte pour célébrer son triomphe : c’était ce jour-là qu’il serait confirmé par le Directoire comme commandant en chef de l’armée d’Italie. La nomination avait été décidée sur le papier le 22 février, mais tant de choses pouvaient survenir entre-temps et l’annuler que le général n’en dormit quasiment plus ; il mangeait à peine, se montrait encore plus imprévisible et brusque qu’à l'ordinaire. Joséphine en était fatiguée ; elle avait presque épuisé sa proverbiale patience à le rassurer sans cesse, du moins quand elle le voyait ; car bien qu’il eût pris officieusement ses quarts tiers rue Chantereine, il découchait
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