Journal de Jules Renard de 1893-1898
doigt.
Le cimetière neuf. De l'herbe, des fleurs, une seule tombe, une croix au milieu de l'unique allée, et une porte fermée. Nous ne pûmes pas entrer.
Quand les petites filles du pays nous voient de loin, elles se détournent pour sourire.
Il est bon à jouer des pièces : il serait meilleur à mettre dedans.
Une goutte de pluie, comme un oeil au bout d'une antenne.
Quand vous me dites que je suis égoïste, c'est comme si vous me disiez que je suis bien « moi ».
29 mai.
Dans un ciel de sombres rochers, de petites oasis d'un bleu clair.
Un gros nuage, comme un paquet de linge sale.
2 juin.
Tiré un gros coup de fusil sur une petite couleuvre qui, délicatement posée sur l'eau, donnait, au soleil, de fins coups de langue bifurquée. Jolie, elle n'avait pas l'air méchant. Le coup de fusil a fait un grand trou dans l'eau. On n'a plus rien vu. On l'a vainement cherchée avec un rateau.
Il était pourtant nécessaire de la tuer. Sa vie ne vaut point la peur que sa vue aurait faite à Marinette.
Quelle vipère vous faites ! Si jamais vous vous cassez les deux jambes, vous trouverez bien le moyen de marcher par reptation.
8 juin.
Papa a son écharpe de maire dans une petite boîte rouge à faux-cols du Bon Marché. Pour les mariages il l'emporte à la mairie, la pose sur la table et se contente de l'ouvrir ; mais, en se haussant sur la pointe du pied, époux et témoins aperçoivent l'écharpe.
- Cela suffit, dit papa.
Jamais il n'a mis son écharpe ; et il y a des gens qui ne se croient pas très bien mariés.
C'est bienfaisant, de conduire à la gare quelqu'un qui va dans un pays où l'on voudrait aller. Voir en très peu de temps des visages gais, et de tristes. On a de la sympathie pour eux parce que tout à l'heure ils seront bien loin.
Revenu à pas lents par la vieille route, tout seul. Une bicyclette même m'aurait importuné. Je sentais venir une minute de génie, je veux dire : de pleine conscience. Je sentais avec allègement qu'il ne ferait pas d'orage. Je n'avais plus guère de brume autour de la tête. Je me reprochai d'abord mes paresses du jour et mes petites lâchetés. En montant ce vieux chemin entre les églantiers, ces roses de village, je me dégageais de ma matière, je me purifiais. L'air frais entrait dans mon âme. Je regardais les alouettes. Me voici dans l'allée du bois Narteau, le coeur dilaté. J'étais dans les meilleures dispositions pour pleurer. Un rien aurait suffi, la moindre apparition.
Un merle s'envola, noir comme une mauvaise pensée. J'ai cherché les tourterelles invisibles. Tout à coup, elles sont parties de l'arbre où je les entendais sans les voir.
Un son de cloche, et des chants d'oiseaux dont je ne sais pas les noms, et qui charment ceux qui ne connaissent rien à la musique.
Comme il fait bon ! Je rafraîchis à l'air toutes les idées que j'ai puisées ce matin dans mes livres où l'on étouffe.
Çà et là, le long de l'allée, il y a des petits villages de fagots, pressés les uns contre les autres comme des huttes. Une ombre verte s'épaissit là-bas. On a un peu peur.
Ici, quelqu'un a allumé du feu ; et je m'arrête, rêveur comme un Peau-Rouge qui trouve une piste.
Là, c'est le fossé d'un ancien château, le fossé de la Dame blanche. Oh ! si elle m'apparaissait, quel tremblement, quel culte sans ironie ! Comme je la suivrais docilement, sur un signe, au bout du mystère !
Je regarde souvent le ciel, mais c'est par peur de l'orage.
9 juin.
Ils veulent toujours que ça finisse bien ! Ils feraient épouser Jeanne d'Arc par Charles VII.
Jeanne d'Arc. Son plus beau mot : « Je n'ai jamais tué personne. »
Papa devient douillet. Il se laisse soigner. Il prend régulièrement ses petites pilules, qu'il trouve trop petites.
Lettre. Il me faudrait un petit adultère, oui, une courte passionnette pour une femme charmante. Vous n'auriez pas ça, des fois, ou chez vos amis, ou chez vous ?
Ce n'est point parce qu'il y a une rose sur le rosier que l'oiseau s'y pose : c'est parce qu'il y a des pucerons.
Orage. Un ciel de fin de bataille.
Des hommes comme papa n'estiment que ceux qui s'enrichissent, et n'admirent que ceux qui meurent pauvres.
Parfois, j'ai la grâce suffisante : il me la faudrait continue.
12 juin.
Les boeufs qui s'avancent lentement, comme des juges en mangeant l'herbe. Le matin, ils sont à un bout du pré, et ce n'est que le soir qu'ils sont à l'autre bout.
- Vous avez fini votre livre. Maintenant, qu'allez-vous faire ?
- Je vais le
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