Journal de Jules Renard de 1893-1898
continuer.
La tristesse de ce moulin inhabité ! L'écriteau que, d'abord, de la route, on essayait de lire, et que plus personne ne lit ! Les portes fermées, l'herbe qui pousse dans la cour, plus de pigeons sur le toit. Mais, venue la nuit, la rivière fait du bruit : c'est la roue du moulin qui se met à tourner toute seule, au clair de lune.
Pièce à faire. Le héros serait un agriculteur.
Une femme.
Des cheveux rouges, du son sur une peau blanche et fine. Pas désagréable à regarder si, au lieu de dents, elle n'avait dans la bouche de gros grains de mortier.
Papa et les ventouses. Six verres à bordeaux étaient déjà rangés sur la table, mais le docteur apporte de vrais verres à ventouses, et maman enlève les siens.
Papa se met sur le côté droit. A une bougie le docteur allume un morceau de papier qu'il met dans la ventouse, et colle le verre sur le dos. Aussitôt, la peau gonfle comme quand on s'est fait une grosse bosse au front. Six petits verres de la même façon, et papa reste un quart d'heure avec ses petits verres au dos.
Il a l'air d'un marchand de coco.
Tout cela ne vous intéresse peut-être pas beaucoup, mais, enfin, c'est le dos de mon père.
Les médecins prononcent certains mots techniques qui les étonnent eux-mêmes, après lesquels ils n'osent plus rien dire.
Ce dos avec ses pointes de feu rousses, ses sombres carrelages de vésicatoires et ses lunes violettes de ventouses, et, tout au bas, aux reins, un énorme grain de beauté, et, plus bas encore, de longs poils rares, et fins comme des cheveux.
Des fesses vides et dont les plis semblent les plis de vieux sacs.
Quand il dort, le bout de son nez, ses pommettes et ses ongles deviennent violets.
Le sang n'y va plus.
Il s'est toujours lavé la tête dans un verre d'eau, se débarbouillant avec le creux de sa main.
Il s'est toujours brossé les cheveux frénétiquement.
Il n'a jamais porté bretelles ni bague.
Il n'a jamais mis de chemise de nuit, couchant avec sa chemise de jour.
Il s'est toujours coupé les ongles avec un canif.
Il ne s'est jamais couché sans lire son journal, et jamais sans souffler sa bougie.
Il n'a jamais mis son caleçon et sa culotte séparément.
Bucolique. Ici, on fauche les cheveux.
Ses pattes sous le ventre comme dans un manchon, le chat se chauffe sur le mur à un rayon de lune.
13 juin.
Je suis un réaliste que gêne la réalité.
Clair de lune. La douce chaleur de la lune pour malade. Une fleur trompée se sentit éclore.
Le chien qui a un collier de pointes n'en sait rien : il croit à sa force.
Il y a des arbres qui ont l'air méchant, qui ont l'air d'avoir des âmes tordues.
Ah ! par quelle tension de cerveau échapper à la mort ?
L'air de reproche et de menace d'une femme qui mendie avec un enfant sur les bras.
Prends, prends des notes ! Tu les rumineras l'hiver.
Rêverie. Je ne sens plus la terre. Ce son de cloche me paraît venir de la lune.
La lune nous regarde avec son monocle.
Assailli d'idées malsaines, telles que : « Si toute ma famille, si tous ceux que j'aime par devoir, disparaissaient brusquement... Si j'étais seul, enfin... »
J'ai toujours dans ma poche un La Bruyère que je n'en tire jamais.
Rien ne vieillit comme la mort d'un père. Tiens ? C'est moi, maintenant, le père Renard, et Fantec, qui était petit-fils, passe fils.
Un petit nuage au ciel, comme une oie égarée.
La dame de compagnie qui vous accueille avec un bon sourire : c'est peut-être vous qui aurez des égards pour elle.
Les étoiles, comme de petits yeux qui ne s'habituent pas à l'obscurité.
Toutes mes journées pleines, et mon âme toujours vide.
Oui, oui, une petite femme qui garderait les vaches et lirait La Revue blanche.
On dit d'un auteur qui n'a pas de ficelles : « Il ne sait pas le théâtre », et d'un qui sait le théâtre : « Oh ! il a des ficelles. »
14 juin.
Pas de génie, mais de petits génies éphémères.
Va, va ! Cherche la main divine qui nous tend l'hostie de la lune.
15 juin.
L'homme, cette taupe de l'atmosphère.
Les livres frais qui sentent le cadavre, la charogne.
J'ai mal aux idées. Mes idées sont malades, et je n'ai pas honte de ce mal secret. Je n'ai plus aucun goût, non seulement au travail, mais à la paresse. Aucun remords de ne rien faire. Je suis las comme un qui aurait fait le tour des astres. Je crois que j'ai touché le fond de mon puits.
Après Le Plaisir de rompre, j'ai cru que je devais faire grand. J'ai laissé les petites Bucoliques. Je voulais écrire trois,
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