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Journal de Jules Renard de 1893-1898

Journal de Jules Renard de 1893-1898

Titel: Journal de Jules Renard de 1893-1898 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jules Renard
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quatre actes. Avec quoi ? Le jeu de cinq ou six personnages créés par mon imagination me paraît bête, insignifiant. Je ne peux sans doute travailler que sur moi-même. Mais où prendre, en moi, la matière de trois actes ? Ah ! des aventures, des aventures !
Et ce Journal qui me distrait, m'amuse et me stérilise !
Je travaille une heure, et tout de suite je sens une dépression ; et même d'écrire ce que j'écris là m'écoeure.
Ni les Taine, ni les Renan, ne nous ont parlé de ces dégoûts, de ces maladies cachées. Ne les connaissaient-ils pas ? Ont-ils eu la pudeur de ne pas se plaindre, ou la lâcheté de ne pas voir clair en eux ?
    Qu'est-ce que je veux donc ? Parcourir le monde ; mais il faudrait être illustre, et, d'abord, il faudrait travailler pour le devenir.
Et prends garde ! En ce moment même, tu te forces, tu fais des phrases. Tu n'es déjà plus sincère. Dès que tu veux te regarder dans une glace, ton haleine la brouille.
Et j'entends la bonne qui demande :
- Quelle soupe qu'on fait, madame ?
- Comme d'habitude.
Oui ! Il faut tous les jours faire de la soupe, et, aux légumes près, c'est tous les jours à peu près la même.
16 juin.
Son âme prend du ventre.
Les tourterelles propres dont le jupon blanc dépasse un peu sous la queue.
Des arbres à gros ventre et à toute petite tête.
Poète avec une raison saine.
Être un Loti de village.
18 juin.
Papa va dans le jardin s'asseoir sous les noisetiers, et il ne s'est pas aperçu qu'il y a près de lui un nid de fauvettes, un autre de pinsons, un autre de chardonnerets. Faut-il qu'il soit peu dru !
Papon va mieux. Ce matin, il a voulu piocher ses pommes de terre, mais il n'a plus la force de diriger sa pioche.
    Elle retombe où elle veut. Il ne peut plus rester à la maison.
19 juin 1897.
Une heure et demie. Mort de mon père.
On peut dire de lui : « Ce n'est qu'un homme, un simple maire de pauvre petit village », et cependant parler de sa mort comme de celle de Socrate. Je ne me reproche pas de ne pas l'avoir assez aimé : je me reproche de ne l'avoir pas compris.
Après déjeuner j'écrivais quelques lettres. Le timbre de la porte cochère sonne. C'est Marie, la petite bonne de papa, qui vient me dire qu'il me demande. Pourquoi, elle l'ignore. Je me lève, seulement étonné. Peut-être plus inquiète, Marinette dit : « J'y vais. » Sans me presser je mets mes souliers et gonfle mes pneumatiques.
Arrivé à la maison, je vois maman dans la rue. Elle crie : « Jules ! Oh ! Jules ! » J'entends : « Pourquoi s'est-il enfermé à clef ? » Elle a l'air d'une folle. A peine plus agité qu'avant, je veux ouvrir la porte. Impossible. J'appelle : il ne répond pas. Je ne devine rien. Je suppose qu'il s'est trouvé mal, ou qu'il est au jardin.
Je donne des coups d'épaule, et la porte cède.
De la fumée et une odeur de poudre. Et je pousse de petits cris : « Oh ! papa, papa ! Qu'est-ce que tu as fait là ? Ah ! ben, voilà ! Oh ! Oh ! » Et pourtant, je ne crois pas encore : il a voulu plaisanter. Et je ne crois pas à son visage blanc, à sa bouche ouverte, à ce qui est noir, là, près du coeur.
    Borneau, qui revenait de Corbigny, et qui est entré le second dans la chambre, me dit :
- Il faut lui pardonner ! Il souffrait trop, cet homme-là.
Pardonner quoi ? Quelle idée ! Je comprends à présent, mais je ne sens rien. Je vais dans la cour, et je dis à Marinette qui a ramassé maman par terre :
- C'est fini. Viens !
Elle entre, droite, toute pâle, et regarde de travers, du côté du lit. Elle étouffe. Elle défait son corsage. Elle peut pleurer. Elle dit, pensant à ma mère :
- Empêchez-la d'entrer. Elle est folle.
Nous restons tous deux. Il est là, couché sur le dos, jambes étendues, buste incliné, tête renversée, bouche, yeux ouverts. Entre ses jambes, son fusil, sa canne du côté de la ruelle. Ses mains, libres, avaient lâché la canne et le fusil. Elles étaient encore chaudes sur le drap, pas crispées. Un peu plus haut que la ceinture, une place noire, quelque chose comme un petit feu éteint.
26 juin.
Non ! Il ne nous avait pas prévenus. Nous parlions souvent de la mort, pas de la sienne. Il nous eût fallu des vertus romaines. Il les avait peut-être ; elles nous auraient manqué.
Je serais un coupable et un sot si je ne savais pas dégager de cette mort la belle leçon qu'elle nous donne.
    On ne peut pas pleurer et penser, car chaque pensée absorbe une larme.
28 juin.
En somme, cette mort a ajouté à mon

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