Journal de Jules Renard de 1893-1898
orgueil.
Le 21 juin, à une heure, on sort le cercueil par le jardin pour que maman et ma soeur n'entendent rien. Des gens attendent sur la route. La plupart ont l'immortelle rouge à la boutonnière. M. Hérisson est là. Je dis :
- Nous vous remercions spécialement d'avoir bien voulu venir.
Je sors dans la rue. Je crois que tout le monde me regarde, qu'après mon père c'est moi le plus important de la cérémonie, et qu'il faut faire une figure. Je la sens dure.
On s'ébranle. Les dix conseillers municipaux se relaient pour porter le cercueil. Contre son bois on entend, à chaque pas, battre les poignées de métal.
On passe devant la mairie et devant l'église. Le soleil nous chauffe la tête. Par toutes les routes il arrive du monde en retard. Dans une voiture, le père Rigaud, maire de Marigny, âgé de 84 ans, et son fils qui a l'air plus vieux que lui.
Le cimetière. La fosse est là, dans un coin, près de la route.
M. Billiard prend la parole et lit d'une voix claire, à effets, son adieu écrit, me regarde après chaque phrase, dit « ses constitutions » au lieu de « ses concitoyens », puis tout à coup s'arrête : un feuillet s'est égaré.
Long silence, un peu de malice dans l'air. Il improvise ou récite la fin. M. Hérisson lui succède, et, très ému, dit trois mots. Pendant tout cela, je me passe fréquemment la main sur la tête. Le soleil me fait mal.
On attend. Plus rien. Je voudrais expliquer le sens de cette mort, mais plus rien. On jette les immortelles dans la fosse. Un peu de terre s'éboule. Pas de défilé pour nous serrer les mains. On commence à s'éloigner. Je reste là, je reste là. Ah ! misérable cabotin ! Je sens que je le fais un peu exprès. Pourquoi, misérable ? Tout le reste de mes sentiments n'est-il pas de moi, comme ma tristesse ?
Tous ces gens avaient l'air peu rassuré de prendre, par décence, part à cette cérémonie sans prêtre. C'est sans doute le premier enterrement civil de Chitry.
2 juillet.
Je l'emmène promener avec moi à la pêche, partout.
Marinette, qui devait me remonter, pleure.
Il semblait être de son jardin, comme les arbres.
Il ne marchait plus : il glissait.
3 juillet.
Quelquefois, par imitation macabre, je m'arrête au milieu de la route, et j'ouvre la bouche comme il l'avait ouverte sur son lit.
Pour la première fois depuis qu'il est enterré, j'ai passé près du cimetière.
Je me suis arrêté machinalement. Ainsi, il est là, à quelques pas, de l'autre côté du mur, couché sur le dos et rongé déjà.
Il ne nous a pas donné un spectacle de décrépitude, de sorte qu'il me parait s'être tué en pleine force, plus forte que moi.
7 juillet.
Ma paresse trouve au souvenir de sa mort un aliment et une excuse. Je n'ai plus de goût qu'à regarder l'image qui me frappa si terriblement les yeux.
Je ne peux plus lire. Que vaut la plus belle des phrases après une belle action ?
Ce sera la grande écluse de ma mémoire.
Je n'ai qu'une imagination rétrograde. Je n'imagine que le passé.
9 juillet.
Nous sommes allés aux Settons voir tomber la pluie. Blés véritablement hachés par la grêle, ou plutôt piétinés, et les épis broutés par un troupeau de bêtes. Il n'en reste pas un. Ces pauvres maisons isolées sous l'orage.
Sur la route, une troupe d'oies qui semblent garder une petite fille. Plus loin, une autre en garde une autre, mais qui lève la tête, et c'est une vieille femme. L'oie qui sert de guide aux autres porte un petit bâton attaché à son cou. On dirait qu'elle a un petit balancier pour se tenir en équilibre, mais c'est pour l'empêcher de traverser les haies et de faire des dégâts dans les champs.
Ces champs, comme des pièces rapportées au flanc des coteaux recousues avec leurs gros ourlets de haies.
Ces maisons isolées sous les orages, si elles brûlaient, on ne s'en apercevrait peut-être jamais. Deux ou trois petits qui jouent entre eux et qui n'en connaissent pas d'autres.
Chaque maison abritée par un ou deux arbres. Ces existences espacées qui communient à peine, à quoi servent-elles ? Mais à quoi sert la mienne ?
Une truie vénérable dont le ventre tout entier est garni de mamelles.
Des vieilles qui doivent être muettes, sourdes, et qui ne nous regardent même pas.
Aux Settons, le pied-à-terre tenu par Mme Seguin. C'est là qu'est mort Charcot. La mère de Mme Seguin nous dit :
- Ma fille a été admirable de dévouement. M. Charcot est mort dans ses bras.
- Dans mes bras ! Qu'est-ce que tu dis donc,
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