Journal de Jules Renard de 1893-1898
couronner de lauriers, comme autrefois Pétrarque, par une démonstration officielle, je ne serais pas étonné et je saurais bien justifier cette faveur.
J'aimerais à gagner beaucoup d'argent, pour le plaisir de dire, en versant sur la table l'or et les billets pliés comme des mouchoirs de poche : « Voilà, payez-vous ! », Tantôt je réclame toute justice et je donne deux sous comme un sou à mes pauvres, tantôt je veux, moi aussi, lutter pour mes pauvres.
Mes peurs. Ce que je ferais dans un duel. Répondre aux lettres : d'abord, je veux envoyer promener les gens, puis je m'en voudrais de leur faire de la peine. Et pourquoi se créer des ennemis ? Enfin, il verra comment je sais tourner une lettre.
Oui, j'aime à prendre un petit air penché.
A vingt ans, il a déjà eu son heure de célébrité.
Quand son chien mourut, elle dit à son mari :
- Je t'aimerais tant si tu mettais un crèpe à ton chapeau, deux doigts seulement, un rien.
Il avait un museau ridé, une tête de vieille femme, l'air frileux et paralysé. D'ailleurs il vivait dans un panier qui s'en allait en lambeaux humides, sous des couvertures puantes.
D'ailleurs, j'oubliais de le dire : il est mort.
- Où ça ? où ça ? cria-t-elle.
- Dans son lit, comme un pauvre vieil homme de chien qui n'est pas un héros.
11 juillet.
Que fait l'oiseau dans la tempête ? Il ne se cramponne pas à la branche : il suit la tempête.
12 juillet.
Ce qui exaspère :
- Tiens ! Nous avons eu tous deux la même idée. Dans le temps, j'ai écrit une chose comme ça.
Sa tour d'ivoire, quelque arrière-boutique.
Toujours casser la glace qui se reforme dans le cerveau. L'empêcher de geler.
Titre : L'OEil-de-boeuf.
17 juillet.
L'imagination, je n'en ai pas pour un sou. Je serais incapable d'inventer une histoire d'Épinal.
Le choc brisa mon sommeil comme une coquille.
La lune sur un paratonnerre, tel un clown qui fait tourner un chapeau de couleur au bout d'une baguette.
Je cite l'exemple de Pascal qui combattait ses maux de tête avec des problèmes de géométrie.
- Moi, dit Tristan Bernard, je combattais la géométrie en feignant d'avoir des maux de tête.
18 juillet.
L'été, pour l'aveugle, c'est peut-être seulement quand bourdonnent les mouches.
La liberté d'une presse qui fonctionne plutôt comme un pressoir.
Ne dites pas que ce que j'écris n'est pas vrai : dites que je l'écris mal, car tout est vrai.
20 juillet.
Il comptait sur ses doigts ceux qui devaient écrire un article au lendemain de sa mort. Que de mains il lui aurait fallu !
J'ai en moi une nichée de sentiments mauvais qu'il faut écraser.
Ils goûtaient, assis ou couchés sur le côté dans le champ, et nous donnaient faim et soif, et la gorge brûlée des femmes nous donnait envie.
L'air enfantin des vieilles maisons les unes sur les autres. Une fillette, qui a une jambe trop courte, bondit sur la béquille. Des gosses qui ont l'air d'être en mie de pain noir, façonnée par des doigts malpropres. Qu'on serait bien là, là encore, partout, excepté où nous sommes ! Des maisons de terre habitées par des êtres de terre.
22 juillet.
Comme le bruit subit d'une clef dans une serrure que personne ne touche.
Jules Renard, ce Maupassant de poche.
Quand on le priait à dîner, Schwob apportait toujours quelque chose.
C'était son plat à lui : un volume de Rabelais ou de Pascal. Il lisait admirablement, je ne dis pas : sans prétention à bien lire. Après chaque phrase il levait les yeux sur ses auditeurs comme pour s'assurer qu'ils se tenaient là, immobiles, captivés et reconnaissants. Il pouvait manquer de goût. Je me rappelle qu'un soir, chez Mme Léon Daudet, où on l'écoutait avec une complaisance charmante, il faillit confondre Oscar Wilde avec Shakespeare. On dut l'arrêter.
Il avait des manies enfantines. Il semblait alors, sa belle intelligence mise de côté, jouer avec les petites soeurs de Monelle. Il prenait son petit dé, son petit coton, ses petites aiguilles, et il cousait de plaisantes bavettes sous le nez des directeurs de journaux. Il les avait tous en horreur. Il contait bien et y prenait plaisir. Il s'exerçait peut-être à domicile, car, au bout de trois ou quatre ans, il nous parut que quelques-unes de ses histoires restaient les mêmes.
Il ne faut pas sournoisement respecter les morts. Il faut traiter leurs images en amies et aimer tous les souvenirs qui nous viennent d'eux. Il faut les aimer pour eux-mêmes et pour nous, dût-on déplaire aux autres.
Ses taquineries.
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