Journal de Jules Renard de 1893-1898
était en sang, à son réveil, et couverte de choses visqueuses.
Entre-temps, il fut piqué au genou par un trigonocéphale.
Heureusement au genou ! Il pouvait sucer sa plaie, la ronger, la manger, manger la mort qui était là, tapie dans ce coin de chair. Et son guide allumait du feu, au risque de faire flamber la forêt, faisait rougir un éperon et lui brûlait sa plaie. « Et » dit-il, « je vous promets que ça sentait le roussi ! »
Avant de partir, il était allé voir Elisée Reclus qui lui dit : « Vous savez, moi, je ne suis jamais allé là. »
Pour revenir, il était en retard. Le bateau partait déjà ; mais, au risque de tomber et d'être dévoré par les caïmans, il sauta, et un marin le rattrapa à bout de bras.
Parlant de ces pays lointains, il disait : « Là... au coin... plus haut... à gauche », comme s'il avait renseigné sur une rue de Paris.
En amour, des femmes de treize ans, dures comme le fer, mais des négresses surtout, parce que les Indiennes sont presque toutes contaminées.
Comme nourriture, du riz à l'eau, sans sel et sans pain.
Pendant qu'il parlait, mon ennui, c'était de ne pas savoir, malgré les noms qu'il citait, si ces belles aventures se passaient en Amérique ou en Afrique. Je les distinguerai toujours mal.
Il a bien déjeuné, surtout il a bien bu, et il fermente sur le banc, au soleil.
Nous éprouvons une double joie à lire quelque chose de bien, signé par un maître :
la joie de lire quelque chose de bien, et la joie de constater que ce maître n'est pas un imbécile.
Elle avait l'aspect vieux de certaines femmes jeunes encore.
Je vis une date gravée sur le mur à la pointe du couteau. Je lui demandai si c'était celle de son mariage, ou d'une fête, ou d'une naissance.
- Non, me répondit-elle. C'est la date du jour où nous avons mené la vache au taureau. Il y a juste six mois et demi, et je ne trouve pas que son ventre soit gros comme il devrait. Je la tâtais encore tout à l'heure.
Pour certains paysans, la couleuvre n'est qu'une anguille de haie, et ils la mangent comme l'anguille d'eau.
5 juin.
Monographie de la paresse. - Décrire une journée, et montrer que le cerveau est comme une grosse fleur qu'il faut cultiver tout le matin pour qu'elle s'épanouisse le soir. Et, comme à Paris, on sort surtout le soir, jamais le cerveau n'y atteint à sa maturité complète. A la campagne seulement il peut s'ouvrir tout à fait. Le matin, remuer des journaux, des livres, flairer les idées des autres, écrire des notes du bout de la plume, chercher d'où vient le vent, amener son esprit au point où il a besoin de produire. Enfin, développer cette méthode d'entraînement, de chauffage, avec des mots légers, une langue ni scientifique, ni charabia.
Barrès, Encore un petit âne dans Un amateur d'âmes. C'est une rage.
A ce propos, rechercher l'animal préféré de chaque auteur dans ses livres. Moi, j'ai le lapin.
Des rognons luisant comme des marrons, l'écorce enlevée.
Où je serais bien ? Entre deux rayons d'armoire, sur une couche de linge blanc.
8 juin.
- Moi, dit Léon Daudet, je mets au-dessus de tout Shakespeare et Dante. Victor Hugo et Goethe viennent ensuite, sur la même ligne, mais en second lieu.
11 juin.
Châtrez « désopilant », et vous avez « désolant ».
Le dandinement d'ours des arbres.
Comment, n'est-ce pas ? le tonnerre tomberait-il sur ma maison, quand il peut tomber sur celle du voisin ?
13 juin.
Le cèdre aux cuisses rouges.
14 juin.
Je voudrais un cabinet de travail dont la fenêtre ouvrirait sur une ferme. Je verrais chauffer au soleil le café de la mare, se dandiner les canes, et les oies dresser leurs têtes aux ouïes fines comme des trous d'aiguilles. Devant les vaches rangées dans les étables et soufflant fort, je me dirais : « C'est nous, les hommes qui devrions être à la place de ces grosses bêtes. Pourquoi d'un coup de corne au derrière, ne jettent-elles pas dehors le vacher qui les trait, assis sur son escabeau, et qui vide leurs tétines deux par deux, comme s'il grimpait avec les mains le long d'une corde ?
Et, quand on veut les caresser, elles reculent. D'ailleurs, le vacher n'a guère conscience de sa force, de sa supériorité humaine. Moi seul, je m'émeus, je crois comprendre et m'imagine dominer. C'est que je reviens de loin, pour arriver là, dans cette écurie. Et le vacher y est né. »
Et j'aurais une casquette avec ces mots en lettres d'or : Interprète de la Nature.
Tous les animaux parlent,
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