Journal de Jules Renard de 1893-1898
longuement avec vous de votre définition de Poil de carotte. Je ne puis, par cette lettre, que vous remercier d'avoir, pour la seconde fois, écrit, sur mon « sottisier », quelques lignes dont je suis très touché. Je n'y ajouterai qu'une réflexion, presque une légère protestation.
« Comme écrivain, je tâche de savoir me borner. Comme lecteur, je ne me borne pas. J'aime, croyez-le, beaucoup de choses que mes livres ne laissent point deviner. J'ai été fortement remué par les poëtes, et surtout par la prodigieuse abondance verbale de Victor Hugo. Y a-t-il réaction ? C'est possible. Il y a plutôt limitation. Au delà, je suis mal à l'aise, et je m'excuse en me persuadant que, pour faire bien, il faut que je fasse peu, et même petit. Mais, la tête relevée de mon établi où vous imaginez que je me contracte, je vous assure que je ne méprise personne et que je n'ai aucune peur d'admirer les plus grands. Et je me laisse même aller avec une douce détente.
« Vous voyez que cette lettre ne me suffirait pas. Sachez encore que j'ai barré de coups de crayon furieux, sur mon exemplaire d'En route, les mêmes phrases que vous soulignez. Vous voyez que le dégoût de ce trivial exaspérant nous est commun ».
7 avril
Puisqu'il y a l'homme du Nord et l'homme du Midi, n'y a-t-il pas aussi l'homme du Centre ?
Le putois sur la maison des Perreau. Tableau de nuit. Je n'ai plus le temps de regarder tout cela, d'avoir ces impressions troublantes et qui longtemps se répercutaient en moi, et me faisaient rentrer ma tête sous les draps.
Son livre de la vie fut in-75 ans.
9 avril.
Le docteur Gallmann, élégant Viennois à lunettes d'or vient me demander de lui indiquer, en deux lignes, ce que, du passé, je souhaiterais de voir revivre.
Il me dit qu'on ne connaît, de chaque littérature étrangère, que ses rapports avec la politique.
- Chaque littérature, lui dis-je, a pour chariot sa politique.
Le mot lui plaît, et je sens qu'il le placera quelque part. Je lui écris :
- Je ne désire rien du passé. Je ne compte plus sur l'avenir. Le présent me suffit. Je suis un homme heureux, car j'ai renoncé au bonheur.
10 avril.
Paul Hervieu, trente-huit ans. Il a maintenant la bonté large que donne le succès. Il ne dédaigne que..., qui ne sait ni écrire, ni construire, ni faire la scène. Mon admiration pour Capus le choque un peu. Il le met au rang des..., qui sont des hommes de tout l'esprit qu'on peut avoir, mais qui ne sont pas des poëtes.
Le poëte est celui qui voit le drame et la comédie. On gagne à être connu.
On perd à être trop connu. Pourquoi mépriser le grand monde ? C'est l'aboutissement d'une marche ascensionnelle. L'homme du monde est aussi intéressant que le mineur. D'ailleurs, on trouve tout même dans un morceau de silex.
Les cheveux abondants et bien divisés, menton rond, pommettes rondes.
13 avril.
Dans cette affaire Oscar Wilde, quelque chose de plus comique que l'indignation de toute l'Angleterre, c'est la pudibonderie de quelques Français que nous connaissons bien.
Écrire, c'est une façon de parler sans être interrompu.
La noix : ces deux minuscules tortues figées ; la tortue, cette moitié de grosse noix.
Derrière la fenêtre je vois une main qui coud. On dirait qu'elle vient chasser de la vitre une mouche obstinée, une buée qui se reforme, qu'elle relève une mèche de cheveux retombant toujours.
- Les chevaux seraient bien plus beaux s'ils n'avaient pas de poils, dit Berthe, et s'ils portaient des tabliers rouges.
27 avril.
Visite de Barbusse. Grand, grand, figure rasée. Il compte sur des articles de Silvestre, de Coppée, de Gaston Deschamps. Ça fait vendre !
Il me fait l'honneur de dire qu'il préfère la prose aux vers.
Clichés. Encore un qui tenait l'Empire en échec du bout de sa plume ou de son crayon !
30 avril.
Rostand, un peu jeune, un peu vieux, un peu chauve, plein d'un joli talent dans sa Princesse lointaine, très au courant de L'Écornifleur et de Coquecigrues.
Vicaire, un Verlaine commun, dont les vers coulaient, hier, entre les bocks et les soucoupes, mous, mous.
Le petit théâtre minuscule où le spectateur choisit sa place, voilà où je voudrais voir jouer une de mes pièces.
- Oui, mon cher ami, dit Courteline. Elle assistait à la répétition générale d'une pantomime, et, comme elle ne comprenait pas, elle disait à sa voisine : « Aujourd'hui, ce n'est qu'une répétition générale, mais ils parleront demain, à la première. »
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