Journal de Jules Renard de 1893-1898
petit arbre maigre et ratatiné qui tourne son dos de bossu à la mer et se courbe à son souffle oppressant.
25 août.
Rentrée de Veulettes à Paris.
Les canards se demandent quel est celui d'entre eux qu'ils verront demain, au lever du soleil, brusquement empoigné par la servante de l'hôtel, serré au cou, les ailes folles, et jeté par terre, bec ouvert, pattes raides, et ne bougeant plus, comme s'il dormait.
27 août.
Tristan Bernard, un homme audacieux, un vrai Parisien. Il a le courage de descendre de bicyclette et d'acheter un cornet de raisin chez la fruitière d'en face, et de le manger tout de suite, sur le trottoir, sous les regards des concierges du quartier.
Quand les autres me fatiguent, c'est que je me lasse de moi-même.
Quand on lit le récit d'une vie « exemplaire » comme celle de Balzac, on arrive toujours au récit de la mort. Ainsi, à quoi bon ?
28 août.
Je suis souvent mécontent de ce que j'ai écrit. Je ne le suis jamais de ce que j'écris, car, si j'en étais mécontent, je ne l'écrirais pas.
La montagne enterrée. - Des étoiles brillent. Les yeux du loup s'allument dans la forêt.
L'ombre de la montagne se couche dans l'eau du lac comme un grand catafalque, et les reflets des étoiles s'allument tout à l'entour, comme des cierges.
29 août.
Le garçon de librairie au vent est curieux à observer. Ça l'agace, tous ces désoeuvrés qui dérangent les livres, les salissent et ne les achètent jamais. Les liseurs de revues surtout l'horripilent : il les traite en ennemis. Il les repousse des genoux et du coude avec un tardif : « Pardon, monsieur », si l'ennemi résiste. Il ouvre des placards du bas et écarte les portes, comme si un landau allait entrer.
Mais, son arme la plus redoutable, C'est le plumeau. Il s'en sert avec sournoiserie. Il fait voler la poussière des livres sous les narines du badaud qui ne s'aperçoit de rien, qui admet toutes les nécessités du service, et qui finit par s'en aller acheter un livre plus loin.
Quelquefois, c'est un pauvre auteur dont l'implacable employé coupe ainsi, net, l'innocente joie de manier son livre.
30 août.
Hier, Capus couleur de cuivre. Il vient de terminer une pièce avec Alphonse Allais. C'était dur, de faire travailler Allais deux ou trois heures par jour.
- Pour faire une pièce de théâtre, dit Capus, il ne faut que de la volonté et de l'esprit de sacrifice. En journalisme, on peut écrire une mauvaise page aujourd'hui à la condition d'en écrire une bonne demain.
Dans une pièce, il faut déchirer la page mauvaise.
C'était le plus dur à faire comprendre à Allais. Il était rebelle à ce principe comme aux lois de l'équilibre. Jamais je n'ai pu lui apprendre à monter à bicyclette.
Capus a hérité des dettes de Balzac. Il ne vient de Blois à Paris que pour prendre chez son concierge des feuilles de papier timbré ou des menaces de vente. Ça commence à le fatiguer tout de même.
Sur le boulevard on l'appelle Alfred : c'est donc bien un journaliste.
Vu Brieux, « l'auteur applaudi » de Blanchette et de L'Engrenage. Des cheveux trop longs et un pantalon trop court. Il vient de « terminer une pièce ». Il a une figure rose et jeune. Il allait à la campagne, avec l'air d'en revenir.
La toute petite fille de la concierge, qui est devenue aveugle, commence à très bien se servir de ses autres sens : elle va et vient, même sur le trottoir ; mais, quand elle entend des enfants jouer dans la rue, elle rentre et pleure.
4 septembre.
Cliché. Les arts, l'agriculture, les lettres, la politique ont fourni des aliments à l'activité de son intelligence.
Comme je remercie Mme Adam de m'avoir fait obtenir un sursis, elle me parle longuement de la bonté pour la bonté. Elle déteste là bonté judaïque qui implique une récompense. Elle est pour la bonté moderne.
- De même, dit-elle, que la rente de l'argent qui baisse de plus en plus, de même la rente de la bonté doit se réduire au minimum, et même s'annuler. Non que je sois bête ! Je ne lâche pas les méchants, et, quand j'ai mis ma fortune en travers de celle d'un Bismarck ou d'un Gambetta, son affaire est mauvaise. Quand on me répète qu'une femme dit du mal de moi, je réponds : « Je ne comprends pas. Je ne lui ai pourtant jamais fait de bien ni rendu aucun service. »
Elle vient de recevoir la visite d'un Russe qu'on n'a pas encore rapatrié, bien que, dit-elle, elle ait donné 12 000 francs de sa poche pour le rapatriement des Russes. Et ça ne l'amuse
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