Journal de Jules Renard de 1893-1898
comme illuminés de feux intérieurs.
Et ma lyre, je l'ai mise au gaz.
4 octobre.
Un journal qui s'est assuré contre ma collaboration.
5 octobre.
Le matin au travail. Brumes d'abord, quelquefois impénétrables. Et, peu à peu, il fait clair. C'est comme un petit soleil qui s'élève lentement dans le cerveau.
6 octobre.
D'après Théocrite.
- Et, sifflant sur une lame de couteau, ils se disputèrent le prix de la flûte. L'un mit comme enjeu son paquet de tabac, l'autre, un petit porte-monnaie presque neuf.
Comme ça m'est égal, que certaines des idylles de Théocrite soient en dialecte ionien ! Faire avec de réels bergers modernes ce qu'il a fait avec ses bergers syracusains.
8 octobre.
Allais me dit hier soir qu'il a vu Schwob dans un misérable petit café, sirotant, effondré, un verre de liqueur noire.
Il n'y a que les hommes de lettres qui soient capables de piétiner un sujet de conversation avec une telle opiniâtreté. Ce sujet, c'était Les Tenailles de Paul Hervieu. Allais déclare que la pièce l'a tout bêtement empoigné. Capus proteste contre cette sécheresse d'Hervieu, ce manque d'humanité, d'intérêt, ce parti pris de froideur. Aucune émotion dit-il. Des phrases où il n'en faut pas. Il est aigre, ce soir, Capus, et il prétend qu'il faut comprendre la critique comme Rochefort et Drumont comprennent la politique : avec partialité et indignation.
- Je rencontre, dit Allais, Hervieu qui me dit : « Crois-tu que j'ai de la guigne ! Le Français fait relâche ce soir à cause de la mort de Pasteur ! » Et il a 15 000 francs de rentes !
Et Allais ne rit que du coin de la bouche, ou il se met la main sur les lèvres pour cacher l'âge de ses dents.
Je dis que les hommes de lettres gagnent trop d'argent.
- Cette idée vous passera d'autant plus vite, dit Capus, qu'on vous augmentera plus rapidement. D'ailleurs, je suis de votre avis. Moi, je gagne de l'argent pour payer mes dettes. Je n'ai que du mépris pour ceux qui gagnent de l'argent sans raison.
Et Capus montre une réelle supériorité sur Allais, dont les plaisanteries sont un peu toujours les mêmes, et grasses. Allais parle de ses parents qui habitent à Honfleur.
- Maintenant, ils sont fiers de toi, dit Mme Allais.
- Espèce d'imbécile ! Pourquoi veux-tu qu'ils soient fiers ? Ils sont contents que leur pauvre fils gagne de l'argent, voilà tout. Longtemps on s'est demandé à Honfleur : « De quoi vit-il ? Il a fait ses études de pharmacien, puis il a mené une vie de bohème sans jamais faire de dettes, demandant un billet de cent francs à sa mère qui ne se faisait pas trop prier ; et aujourd'hui toute la jeunesse de Honfleur est avec lui. »
Ils vivent à l'hôtel. Ils ont 200 000 francs auxquels ils ne touchent pas et qu'ils gardent pour acheter une propriété à Honfleur. Ils ont ramené de Blois un petit groom qu'ils paient 15 francs par mois et qui n'a rien à faire. Chaque matin, à l'hôtel, il demande à madame : « Qu'est-ce qu'il faut faire ? » On ne sait pas. Alors, on l'envoie porter une lettre chez des amis qui sont absents, et on lui dit d'attendre la réponse.
Produire beaucoup, ne publier que le meilleur.
9 octobre.
- Nous sommes assis sur le mur, papa et moi, dit mon frère Maurice. Il attend que je parle, et moi j'attends qu'il parle. Et ça dure jusqu'à ce que nous allions nous coucher. Il ne peut plus tirer. Il a une douleur dans le bras gauche. Quand une perdrix part, qu'un lièvre déboule, il ne peut plus lever le bras. C'est comme si quelqu'un lui mettait la main sur l'épaule pour l'empêcher de tuer et lui disait : « Assez ! »
Dans la vieille chambre à coucher, le papier se décolle et le plâtre du mur se dégrade. Ça fait des trous. Il y en a un assez grand pour que je puisse y mettre ma montre, comme dans une niche.
Papa est venu avec moi jusqu'aux champs Bargeots et il me fatigue. Il dit, au retour : « Je ne suis pas plus fatigué qu'au départ, parce qu'à mon âge on est toujours fatigué. »
10 octobre.
Quand nous rencontrons une actrice, une femme de lettres, nous lui disons : « Ma femme est beaucoup moins intelligente que vous. Elle n'a ni votre esprit, ni votre beauté, ni vos toilettes, mais vous verrez comme elle est bonne femme ! Elle sera si heureuse de vous connaître que je suis sûr qu'elle vous plaira. » Et, si notre femme, surgissant derrière nous, nous entendait parler ainsi elle nous donnerait peut-être une claque.
J'ai fait du journalisme en chambre, dit Vielé-Griffin,
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