Journal de Jules Renard de 1893-1898
Rostand.)
Ajoutez deux lettres à « Paris » : c'est le Paradis.
Un pauvre acteur de l'Odéon, Fournier, celui qui apporte les lettres sur un plat, me dit :
- Pensez à moi, monsieur Renard. Ça me ferait tant plaisir ! C'est moi qui apporte toutes les affaires.
Je m'imagine qu'il me demande un pourboire et je réponds sèchement :
- Oui ! Oui ! J'en parlerai à Docquois.
Mais non : il me demandait une brochure.
Papa raconte l'histoire de Compère le poulet.
Il s'est cassé une patte en grattant la terre. Il est allé voir le médecin, qui lui a dit :
- Je ne vous soignerai pas si vous ne me donnez pas d'argent.
Le poulet est parti.
En grattant la terre de son autre patte, il trouve un porte-monnaie, et il va voir un autre médecin. Puis il s'achète un grand cheval et une voiture, et il passe et repasse fièrement devant le premier médecin qui a refusé de le soigner pour rien.
17 novembre.
A Robinson. Peut-on abîmer un arbre comme ça ! Et, tout en haut, il y a un couple. La femme est vieille, mais l'homme est si jeune !
Hier, dans les bois de Bellevue, dans une grande et large allée où les arbres perdent leurs feuilles et meurent comme des poëtes silencieux, une folle.
Nous étions en voiture. Elle courut derrière nous et nous dit précipitamment :
- Connaissez-vous ma famille ? Elle est de Normandie. Comme vous l'aimeriez si vous la connaissiez !
Elle était bien mise, jeune encore, presque distinguée.
Une religieuse l'accompagne et, de temps en temps, la rabroue :
- Voulez-vous laisser ces messieurs tranquilles !... Allons, vite, ici !
Elle lui permet de s'éloigner d'une centaine de mètres. Elle la rappelle d'une voix dure. La folle ne l'écoute plus, qui doit à sa richesse de ne pas mendier dans les fossés.
Les arbres montrent leurs fibres les plus intimes.
Voilà une maison qu'on n'avait pas vue de tout l'été.
Et la nuit qui descend également sur tout.
Le tombereau qu'on décharge. Il y a peut-être une prose de moi dans ces papiers. La voiture qui nous secoue. Si nous avions des bouchons, nous ne pourrions plus les ravoir. Un chasseur sur un petit pont. Des arbres à têtes rouges. De longues bandes vertes. Des oies qui marchent assises. Et partout, partout, des poteaux avec l'inscription : Chasse réservée. Oh ! laissez-moi entrer : je ne tuerai pas vos bêtes. Je les regarderai sans y toucher. Une petite mare à boire.
O bois à qui je voudrais me mêler ! Dire que je ne pourrais pas passer une seconde, tout nu, entre tes arbres, sans éternuer !
Barrès affecté comme un enfant par un article où Bernard Lazare à L'Écho de Paris, insinue qu'il est un fédéraliste genre réactionnaire. Il ne sait quelle réponse faire.
- Quand on revient de la campagne, dit-il, on se sent de la vitalité. On porte en soi une force fraîche. J'ai envie de répondre par des coups de pieds.
Il dit qu'on a les qualités qu'on veut avoir, et que, si l'abondance me manque, c'est parce que je n'en veux point. Pourtant, à Mérimée aussi l'on reproche sa sécheresse ; et, quand on veut citer un conteur parfait, on cite Mérimée.
Jamais un compliment, ce qui m'exaspère. Pourtant, je les provoque.
J'ai même la bêtise de lui parler fédéralisme et de lui dire que je vais faire tout mon possible pour être nommé maire de mon village.
18 novembre.
La maison qui s'éboule, à peine finie, sous le maçon qui chante encore.
Cette petite vieille qui ressemble à une feuille de tabac roulée.
Hier soir, en l'honneur de l'article de Lemaitre, mangé du pain mou, de la viande rouge à peine tuée, des écrevisses qui coulaient, des huîtres pas inodores, c'est-à-dire : soupé. Bien amusé. Recommencerai.
Lemaitre. Un cabinet de travail, une chienne, une bicyclette. Une figure douce, couperosée, et un air timide. Ne tient guère à ses idées et répète : « On ne sait pas. On ne sait pas. » Doit avoir peur des ironistes.
Dit que M. de la Coulonche était un homme qui avait beaucoup de ridicules et de vertus, que nous sommes moins sincères que la génération précédente, mais plus intelligents.
Ne connaît qu'une actrice intelligente : Bartet, et qu'une spirituelle : Réjane.
- Dans notre admiration pour les Anciens, dit-il, il y a de l'étonnement qu'ils aient pu écrire parfois, ce que nous, qui sommes pourtant plus forts, nous n'écrivons guère mieux.
Je me rappelle une vieille toupie chez le père Rigal.
Elle était laide, équarrie, avec des trous qui la faisaient ronfler, incolore. De son bec elle
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