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Journal de Jules Renard de 1893-1898

Journal de Jules Renard de 1893-1898

Titel: Journal de Jules Renard de 1893-1898 Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jules Renard
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l'étouffée, mais qui brûle toujours.
    Un homme épris de la vérité n'a besoin d'être ni poëte, ni grand. Il est l'un et l'autre sans le chercher.
Mais aurai-je le courage (non : le courage, je l'ai), mais la patience de chaque instant ?
L'homme de trente ans. - Non que je croie définitif ce portrait. J'espère être tout autre à soixante et recommencer de moi un portrait nouveau.
Je ne dirai pas, comme Jean-Jacques Rousseau : « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. » Non, non ! Je suis fait comme tout le monde, et, si j'arrive à me voir dans ma glace solidement accrochée, je verrai l'humanité presque tout entière.
Pas, non plus, d'invocation, comme fait le René des Natchez : « C'est toi, Être suprême, source d'amour et de beauté, c'est toi seul qui me créas tel que je suis, et toi seul me peux comprendre ! » Mes « ancêtres géniaux » me font sourire, mais Chateaubriand me fait rire quand il dit : « Qu'un auteur devienne insensé par les vertiges de l'amour-propre, que, toujours en présence de lui-même, ne se perdant jamais de vue, sa vanité finisse par faire une plaie incurable à son cerveau, c'est, de toutes les causes de folie, celle que je comprends le moins et à laquelle je puis le moins compatir. »
Si vous pouvez m'aimer, tant mieux ! Cela me fera un plaisir secret, mais je comprends très bien qu'on ne m'aime pas.
    Ne pas donner un portrait physique. Des éclairs de tout : bonté, talent, modestie, héroïsme, sacrifice, rien de continu, que l'égoïsme souterrain.
Je ne veux ni me noircir, ni me mettre du blanc.
Rien de plus brûlant que le sang-froid avec lequel j'écris ces lignes.
J'ai la bravoure de me mettre tout nu sous mon nez, mais je ne suis pas un bel homme, et je tâche de me regarder sans plaisir.
Que ce petit livre soit le manuel des jeunes hommes qui se cherchent à tâtons ! Je leur donne une idée et une méthode.
François Coppée qui, selon le mot de Becque, je crois, fait de la prose sans le savoir.
3 janvier.
- Je viens de voir une étoile filante, dit Philippe. Elle est tombée au bout du jardin.
Écrire pour les enfants des histoires de chasse racontées par le lièvre.
4 janvier.
Déjeuner Rostand. Comme je fais observer à Bauër que j'ai en horreur ceux qui écrivent contre les maîtres et qui flanquent leur bonne à la porte en lui donnant trois jours, Bauër, qui se sent morveux, dit que c'est d'un esprit étroit, que je confonds deux choses différentes : la vie et les idées, qu'il suffit d'avoir de la logique dans les idées, et que, pour lui, il ne se soucie pas de mettre sa vie d'accord avec elles.
    Évidemment, et c'est ce que je lui reproche.
Revue en gros de la littérature actuelle. En résumé, aucun écrivain ne vaut la peine d'être connu.
5 janvier.
Homme féroce, homme sensible, que de fois il t'est arrivé, partout où tu t'abandonnes au rêve, d'imaginer la mort de ta femme, et de fondre en larmes !
6 janvier.
A Lorenzaccio. Hier, comme je donnais mon pardessus à l'ouvreuse, Maurice Leblanc me présente sa soeur. Je vois une tête étrange : deux grands yeux, un grand nez, une grande bouche, et j'entends :
- Oh ! monsieur, je suis heureuse de vous voir. Laissez-moi vous regarder. J'admire tout ce que vous faites, et c'est si rare, un écrivain !
Et me voilà troublé. J'ai lu, ce soir, l'article de Sainte-Beuve sur Goethe et Bettina, et je me crois Goethe. J'ai peur. A un entra'cte, je m'excuse auprès de Maurice Leblanc :
- Dites bien à votre soeur que je suis pas aussi sot que j'en ai eu l'air, et que je suis profondément touché.
Il me dit que c'est une femme extraordinaire, une grande artiste lyrique, et une enthousiaste de chaque instant.
- Pourquoi, dis-je, aime-t-elle les petites choses que je fais ? A cause de ma sincérité ? Est-ce là le lien qui attache les âmes les plus différentes ?
    Et je n'ose plus la regarder dans sa loge. C'est trop. J'ai besoin d'aller bien vite travailler dans du noir.
Je n'aime pas beaucoup Sarah en travesti : ces boucles, cette figure ronde... Mais vous êtes encore, Madame, au 5e acte de Lorenzaccio, la princesse de l'ironie, et vous donnez chaque fois, à votre Jules Renard, une belle leçon qui lui fait du bien. Je cherchais les poux de Poil de Carotte, et maintenant je veux chercher des étoiles.
Mme Rostand ne soupe bien que quand on la voit de face. Rostand a une chaînette au lieu d'une épingle de cravate. Le

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