Journal de Jules Renard de 1893-1898
passer de la bonne volonté de sa femme, qui ne peut rien faire sans la sienne à lui.
Des causeries dont on est un peu gêné, le lendemain matin.
Notre amour pour certaines femmes est semblable à l'amitié que nous avons pour certains hommes. Il n'y a guère qu'un charme et qu'un risque de plus. Si l'on pouvait, sans ridicule, baiser la main, caresser la joue d'un homme qu'on aime, respirer son parfum, le regarder avec attendrissement, l'amitié d'un homme nous serait plus chère que l'amour d'une femme.
Une femme intelligente doit nous laisser nos rêves. Je garde le droit d'aimer une femme comme de désirer un voyage à Florence. Je ne vais pas à Florence parce que je n'ai pas d'argent, ou que je n'en ai pas le temps. Je ne coucherai pas avec cette femme parce que je suis marié, ou parce qu'elle l'est, mais personne ne peut exiger que je la chasse de ma pensée. Elle me préoccupe. Elle tient de la place en moi. Femme, si tu te mets en travers de mes rêveries, malheur à nous ! Laisse-les plutôt vivre de leurs petits riens, puis mourir.
J'ai plus de disposition à être saint que coureur de femmes. Ma vie, le sérieux de mon âme, mon ambition, mes idées, tout me rapproche du saint ; mais je sens bien qu'il faudrait un miracle pour que je le devienne. Je suis à la merci d'une grue, et cela me fait peur.
Vous me croyez vain parce que je dis que j'ai du talent. Mais qu'est-ce que cela me fait, d'avoir du talent ? C'est du génie que je voudrais ; et ma modestie consiste à me désespérer de n'avoir pas de génie.
Vous êtes pour moi le chardonneret qu'on ne met pas en cage, et vous êtes la fleur qu'on ne cueille pas.
Je suis comme une maison qui, ne pouvant changer de place, ouvrirait ses fenêtres pour s'emplir d'inconnu ; mais il n'entre rien, et elle perd son intimité.
23 janvier.
Je prends les devants.
Je vous dis ma vie intime, telle que je la vois, toute vraie. Ainsi, après ma mort, vous n'aurez pas besoin de m'en composer une fausse. Sinon, vous seriez obligé de vous livrer à un petit travail de réparation, comme font les biographes de Mérimée.
On se trompe toujours sur ses contemporains. Ne les lisons donc pas.
A réfléchir aux lettres que j'écris, je me demande quelle valeur de sincérité on a le droit de trouver à la Correspondance des grands hommes.
Je ne réponds pas de ne jamais tomber dans la rivière, mais je réponds presque de m'en tirer.
Je ne sais rien de lui, et je l'aime comme un frère parce que, la première fois que je l'ai vu, même avant qu'il m'ait adressé la parole, j'ai entendu le cri du talent.
Je voudrais être un saint, moins la prière.
25 janvier.
Pauvre femme, je vous plains. L'adultère seul peut vous tirer de là.
- Mon ami...
- Mais pas avec moi.
Le coin noir où dorment en boule nos sens retirés.
26 janvier.
Largeur d'esprit, étroitesse de coeur.
Au-delà des forces humaines - C'est une frénésie pour la pièce.
Les femmes sont avides de croire, les hommes pleurent de ne pouvoir faire un peu de bien aux hommes. Puis, tout ce monde va souper.
Oui, oui, mon cher Bauër ! Nous prononçons avec héroïsme la phrase de Nietzsche : « Une vie heureuse est impossible... Seule, une vie héroïque est possible. La plus belle vie pour le héros est de mûrir pour la mort dans le combat. » Oui, oui ! Bien, bien ! Et après, quoi ? Rien, n'est-ce pas ?
Sommes-nous des artistes ou des professeurs d'économie politique ? Et, pour l'artiste, un homme écrasé est-il plus intéressant qu'un chien écrasé ? A un beau vers préférez-vous un hospice d'enfants ? Votre dynamite, votre fou, vos discours d'ouvriers, vos rengaines de pasteur, c'est de la blague. Le théâtre d'idées est une bonne farce. L'artiste préfère une fleur à une livre de pain
Mais celui qui a faim ? Il souffre, vole, ou tue, mais il ne fait pas de phrases.
Sage, sage, il n'y a personne de sage, que les petits enfants à qui l'on promet des joujoux.
28 janvier.
Valéry, un prodigieux causeur. Du Café de la Paix au Mercure de France, il montre de surprenantes richesses de cerveau, une fortune. Il ramène tout aux mathématiques. Il voudrait faire une table de logarithmes pour les littérateurs. C'est pourquoi Mallarmé l'intéresse tant. Il y cherche une syntaxe de précision. Il voudrait faire pour chaque phrase ce qu'on n'a fait que pour les mots : une genèse.
Il méprise l'intelligence. Il dit que la force a le droit d'arrêter l'intelligence et de la f... en prison. Trop d'intelligence
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