Journal de Jules Renard de 1893-1898
que je digère !...
Se frotter les mains comme une mouche.
La lampe a mis le feu sous mes paupières, et toute la nuit je dormirai illuminé.
Ma Psyché. - Faudra-t-il t'enterrer religieusement ?
- Je sais que, de mon vivant, l'église, ses cloches, son encens, me produisent une forte impression.
- Morte, ça te laissera plutôt froide ; mais il sera fait selon ton désir.
- Comment m'habilleras-tu ? Écoute : j'ai un drap bien plus beau que les autres, ce qu'on appelle un drap de noces, pas usé. Je ne m'en sers pas, exprès. Notre enfant y est née. Ensevelis-moi dans ce drap. Et toi ?
- Oh ! moi, une chemise.
- Et une cravate ?
Elle ne tient qu'au souvenir.
- Mais, lui dis-je, si tu es dans un cimetière de Paris, pour penser à toi il faudra que je pense spécialement à toi.
Ici, à la Gloriette, si je me rappelle une fleur, une feuille, une clarté de rivière sous les branches, par une naturelle association d'idées je penserai à toi. Moi, une pierre, avec les titres, en or, de mes ouvrages.
- Faudra-t-il mettre les ouvrages en reproduction ? Oh ! toi, tu resteras dans tes livres.
- C'est plutôt toi, car je t'y consacrerai comme la femme modèle de l'homme de lettres.
Un canard mort honorablement d'ennui.
Les murs de province suent la rancune.
Jeune fille, ta feuille de vigne a le phylloxera.
Les nuages se croisent, cherchent leur place, se rangent en ordre de bataille.
Assis au coin du feu éteint, le chat continue de faire bouillir sa marmite.
Fantec dit à Philippe :
- Vous savez tout faire, vous, Philippe. Vous feriez bien un petit garçon.
- Oh ! pardié, oui, monsieur Fantec ! Avec un peu de terre rouge...
Le vrai ciel, c'est celui que vous voyez au fond de l'eau.
Le bon Dieu nous récompense comme il veut, même quand nous ne croyons pas le mériter : c'est son affaire.
Parce qu'elle espère gagner le gros lot de 500 000 francs, elle se croit l'imagination tourmentée, et elle dit à Gloriette :
- Oh ! vous, vous êtes une satisfaite. Vous n'avez pas d'aspirations.
- On n'a pas besoin d'argent pour dormir, dit Philippe.
- Si Jules revient de ses 28 jours, dit papa, ce sera un rude gars. Ça me retourne, ces affaires-là !
28 jours.
Saint-Benin d'Azy. Les noms nouveaux des rues, les habitants ne les ont jamais lus. On me retire mon oreiller. Ennui, ennui, jusqu'à lire des articles de Clemenceau et de Jean Lorrain. Trempés, éreintés, les soldats au lieu de rester couchés dans leur paille ont encore l'héroïsme de se promener par les rues jusqu'au soir.
Châtillon-en-Bazois. Au château, dans une chambre de domestique... Un paysan me dit : « Vous avez l'air bien vieux ! » Et il s'étonne de ne pas me voir la soutache des rengagés. Attiré ce matin dans une ferme par un bon feu. La ménagère, superbe d'yeux et de seins, m'offre le café et la soupe dans une écuelle de domestique. D'ailleurs c'est ma saison chez les domestiques. Tous me parlent. Ils le peuvent mais pas avec les officiers. A cause de ces beaux arbres que je vois par ma fenêtre, aujourd'hui je trouve tout le monde gentil. Je dis merci sans cesse.
- Sergent, on vous appellera quand on aura besoin de vous.
- Merci, mon lieutenant.
Ce matin, passant à pied le long de la colonne, je saluais mes officiers, qui presque tous me rendaient mon salut avec une sorte de dédain. Enfin, je me suis aperçu que deux de mes boutons n'étaient pas boutonnés.
J'aime jusqu'au chant de la pie. Oh ! cette perte du sens de ce qu'on est ! Du soleil et des arbres, et j'oublie ma femme et mes enfants.
Ils engueulent le soldat qui n'est soldat que pour la patrie, mais ils sont tout miel pour l'ordonnance qui brosse leurs habits.
J'ai peur de ce domestique : il va m'offrir un verre de vin.
La solution de tous les problèmes moraux, c'est une tristesse résignée. Oui, mon cher sot. Suppose que cette jeune femme en deuil qui se promène dans les allées du parc a lu Poil de Carotte. Suppose qu'elle en aime l'auteur. Suppose que le lieutenant qui se promène avec elle lui dise : « C'est Jules Renard, mon vélocipédiste, qui écrit dans les journaux. » Suppose qu'en entendant ton nom elle éprouve une grande joie, qu'elle te fasse appeler, qu'elle lâche son lieutenant. Ton coeur bat. Tu as peine à ne pas sauter par la fenêtre.
Et, mon cher sot, va porter à bicyclette cet ordre de la brigade au colonel du 13e, mais tu es heureux de cette supposition. Mais le lieutenant profite de la dame et se gardera bien de lui dire ton nom. Et puis, quel nom
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