Journal de Jules Renard de 1893-1898
Bargy a vaguement peur que je ne lui présente une pièce.
Hier, à L'Écho de Paris, un pauvre diable, au guichet, entend qu'on lui doit 7 francs, et s'écrie : « C'est un vol manifeste ! » Puis il va se plaindre aux garçons.
8 janvier.
On est jaloux en admiration comme en amour. Si tu ne crois pas que je suis l'homme qui t'admire le mieux, je cesse de t'admirer.
Le dogmatique Pierre Quillard aborde Mendès pendant un entr'acte et lui dit, d'un ton familier :
- Comment va Son Excellence ?
C'est ce qui fait leur force.
Le rire de Plaute, quelque chose de forcé, de nerveux, de peu franc, comme souvent le rire de Molière, une sorte de rire composé, travaillé, un rire à tiroirs, et qui fait sortir de nos bouches des sons faux, de vilains éclats.
Si ta vue baisse, suppose que le monde existe moins.
9 janvier.
Je commence, quand meurt un homme célèbre, à calculer ce qu'il me reste à vivre pour vivre autant que lui.
- Je ne suis pas content de moi, dit Allais. Je n'aime plus que la rue. Je regarde toutes ces gueules. Je ne reste plus chez moi, et ma femme s'en pique. J'ai trop beau teint et trop gros ventre. Avec tout ça, on ne peut faire que de petites choses. Je ne fais de littérature que pour mon public de commis-voyageurs. Toi, un de ces jours, tu feras quelque chose qui enlèvera tout.
Les amis de Verlaine nous prient d'assister à une messe anniversaire qui sera célébrée, pour le repos de son âme, le 15 janvier 1897, en l'église Sainte-Clotilde, chapelle de la Sainte Vierge, à 10 heures précises, par M. l'abbé A. Mugnier, premier vicaire. C'est pourtant bien clair, mais je ne comprends pas.
Si nous savions prier, il nous serait permis d'intercéder auprès de Dieu pour Verlaine. Mais quelle drôle d'idée de faire prier des croyants comme nous pour une âme comme celle de Verlaine !
- Parlez pour vous.
- Laissez-moi donc tranquille !
Ils se croient dans leur tour d'ivoire parce qu'ils relèvent le col de leur pardessus.
Je sors de chez moi, vêtu comment ! Ça m'est égal. Au contraire !
Mais, dès que je rencontre quelqu'un, je suis gêné. Me voilà pris.
Quelle belle journée ! Le printemps devait être de passage à Paris, incognito ; mais tout le monde l'a bien reconnu.
Comme c'est triste, une vieille femme dans une belle voiture à deux chevaux !
13 janvier.
Dîner Muhlfeld. G. Vanor, comme on s'étonne de l'effarante précocité des jeunes (voir le Naturisme composé de MM. de Bouhélier, Paul Fort, André Gide, Maurice Leblond et Fernand Vandérem, Écho de Paris de ce matin), dit :
- Le talent de ces jeunes, c'est comme les imitations d'acteurs. Cela fait illusion et stupéfie, mais, dès qu'on donne un rôle à ces imitateurs, ils ne valent plus rien. Ils commencent par être grands révolutionnaires en art, puis ils font tranquillement leur médecine.
Mlle Henry Fouquier est peu à la conversation, parce qu'elle aura une audition demain matin. Elle veut entrer au théâtre. Des peintres comme Henner ou Bonnat ont fait ou font son portrait. C'est ennuyeux, de poser, mais c'est si beau, ce qui sort du pinceau de ces messieurs-là ! Le reste n'existe pas. Valloton écrase de l'encre. Elle dit de Saint-Cère :
- On peut dire de lui ce qu'on voudra, mais c'est un homme de beaucoup de talent, sûrement !
Dans le cabinet de toilette de Muhlfeld, au-dessus de la baignoire, une peinture de Vallotton. D'étonnantes femmes avec des derrières immondes, des derrières pendants d'hamadryas, qu'elles soutiennent avec leurs mains. Un chignon de femme comme une botte d'herbe tordue. Il y a du vert et des fleurs écrasées dans cette chevelure. Nos femmes, consultées, trouvent que c'est bizarre. C'est une grande gloire pour un homme de lettres, de dire : « Moi, je ne comprends rien à la peinture. Si nous changions de conversation ? »
Aussitôt, toutes ces petites femmes reprennent des mines heureuses, comme des oiseaux délivrés.
- Si je voyais souvent monsieur Renard, dit une jolie jeune fille, je tomberais malade de rire.
Quel dommage que, un peu ahuri dans le monde, uniquement soucieux de l'effet que je produis, je ne songe pas à observer !
On me dit toujours : « J'ai un oncle dont vous tireriez des tas de choses ! Il faudra que je vous présente un cousin, un vrai type. » Ils m'offrent tous les membres de leur famille. La moindre bourriche ferait bien mieux mon affaire.
Sans le duel, on ferait de l'escrime tranquillement.
La Jeunesse : une breloque de plus pendue à la redingote de
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