Julie et Salaberry
quâil surestime sans doute. Car il sait exactement à quoi sâen tenir sur mes sentiments. Je ne me suis pas gênée pour le lui dire, crois-moi.
â Jâai si peur pour toi! sâexclama spontanément Marguerite.
Par cet aveu involontaire, elle entrouvrait la porte des confidences pour Emmélie. Mais cette porte se referma aussitôt.
â Et de quoi ma petite fleur a-t-elle si peur? demanda la voix dâAlexandre qui venait dâentrer.
â Docteur Talham, le salua Emmélie, déplorant le retour inopiné du docteur qui coupait court aux révélations.
Celle-ci était venue dire à Marguerite quâelle connaissait son secret, mais il semblait bien que le moment nâétait pas encore venu. Toutefois, lâessentiel avait été dit et Marguerite cesserait de se tourmenter à propos des prétentions dâOvide.
â Quel plaisir de vous voir, chère demoiselle Boileau, dit aimablement le docteur. Ce qui nous donne droit à du café! Et il est chaud, par-dessus le marché. Je suis épuisé. La vie militaire nâest pas faite pour un homme de cinquante-trois ans⦠et de ma panse, ajouta-t-il en se tapotant le ventre.
â Docteur Talham, je crois que vous cherchez à vous faire flatter, répondit Emmélie avec espièglerie. Vous avez encore votre taille de jeune homme.
â Hum! murmura le docteur avec une fausse hésitation. Bon, jâaccepte le compliment.
Et il se servit lui-même du café.
â Alors, dites-moi, quelles sont ces craintes qui viendraient troubler ma femme? Jâai été mobilisé pour être le chirurgien du bataillon du colonel de Rouville, je ne cours pas un grand risque.
â Eh bien⦠hésita Emmélie. Marguerite, je nâai pas eu le temps de tâannoncer que Godefroi sâest engagé comme Voltigeur⦠dans la compagnie de monsieur de Rouville.
â Non! se glaça dâeffroi Marguerite.
Le docteur sâapprocha pour lâentourer de ses bras.
â Voyons, il faut aussi des braves pour défendre notre pays. Tu dois être fière de ton frère et nous prierons tous pour quâil revienne indemne de la guerre. Mais je vous comprends, mesdames. Câest en quelque sorte une vérité universelle quâen temps de guerre, les femmes ne cessent de sâinquiéter pour les hommes. Comment faire autrement?
â Ce sont de sages paroles, docteur, soupira Emmélie qui partageait les sentiments de sa cousine. Nous nây pouvons rien. La guerre sera bientôt là .
Après avoir bu son café, et convaincu dâavoir rasséréné sa «petite fleur», le docteur se dirigea vers son apothicairerie pour y préparer les remèdes quâil apporterait demain à certains de ses patients, à moins que ces derniers ne viennent les quérir à domicile. Marguerite lâavait déjà secondé dans cette tâche. Mais, de plus en plus, lâéducation des enfants prenait tout son temps et elle se rendait moins souvent dans le cabinet de son mari quâau début de leur mariage.
â Mon Dieu, Emmélie, ce pauvre Godefroi! gémit Marguerite.
â Cesse de te tourmenter, nous sommes tous logés à la même enseigne. René a été conscrit. Le colonel de Rouville lui a confié le poste de quartier maître, mais aux dépens de monsieur Lukin qui convoitait la place.
â Oh! sâécria Marguerite. Le beau-frère des demoiselles! Nous ne sommes pas au bout de nos peines; elles ne pardonneront pas cet affront.
â En effet, soupira Emmélie.
Son frère lui avait raconté la scène qui sâétait déroulée au manoir où le colonel lâavait convoqué ainsi que David Lukin, un homme de haute stature à la chevelure poivre et sel.
â Le notaire est tout désigné pour occuper cette fonction qui consiste à sâoccuper de lâapprovisionnement du bataillon, avait expliqué le colonel au marchand. Je vous réserve un autre emploi.
â Tout le monde sait que vous favorisez vos amis Boileau, avait répondu le marchand, outré, surtout depuis lâaffaire du ponceau où vous avez refusé de défendre ceux de votre classe. Ce revenu aurait été le bienvenu pour ma famille qui est nombreuse. Je me plaindrai à mon parent, Vassal de Monviel, lâadjudant général de la
Weitere Kostenlose Bücher