Julie et Salaberry
Chambly, on nâarrêtait pas de parler de refaire le pont de mes cousins Boileau.
â Me semble quâil a été refait à neuf cet été, fit son compagnon.
â Tâas raison. Même que mon père a fourni du bois.
â Coudonc! nota Charland. Vous autres, les Lareau, vous pouvez fournir tout ce quâon vous demande? Un cheval pour le capitaine Viger, du bois pour les riches Boileauâ¦
â Câest comme ça! répondit Godefroi en riant, découvrant une dentition exceptionnellement parfaite puisque, par miracle, il avait encore toutes ses dents. Mais je comprends ce que tu veux dire, mon Louis. Par ma vie, les habitants du coin ne seront pas contents de nous voir saccager leurs ponts et leurs chemins. Ils ont travaillé dur pour les construire. On a même démoli des ouvrages tout neufs!
â Faut leur faire comprendre que câest pour empêcher lâennemi dâavancer. Mais si lâennemi ne peut plus bouger, eux non plus ne pourront plus sortir de chez eux.
â Que veux-tu, câest la guerre, déclara Godefroi tout en priant que le chemin de la Petite Rivière soit épargné.
Mais ces ouvrages préventifs à peine terminés, les compagnies se remirent en route vers la paroisse de Saint-Philippe qui se trouvait au sud du village de La Prairie. La rumeur voulait quâà cet endroit, on établirait les quartiers dâhiver des Voltigeurs, rumeur qui sâavéra et les hommes de Salaberry purent déposer leur havresac. De mémoire dâhomme, lâautomne de 1812 était lâun des plus mauvais que lâon ait connus, froid et pluvieux, transformant ce qui restait de chemin en une boue détestable. On commençait même à se dire que la guerre serait peut-être remise à lâannée prochaine.
Pendant que le Bas-Canada demeurait relativement paisible, des combats se déroulaient dans le Haut-Canada, et la région des Grands Lacs était fortement attaquée. Puis, soudain, le 23 octobre 1812, les Américains attaquèrent le village indien de Saint-Régis situé au confluent des provinces du Bas et du Haut-Canada et de la frontière américaine. Une violente attaque remportée par les Américains et qui fit de nombreux prisonniers.
Lâétat-major â dont Salaberry faisait désormais partie â comprit alors que subsistait le risque de voir lâennemi se présenter avant les neiges. Et à lâaube du 17 novembre, dans la paroisse de Saint-Philippe où la plupart des officiers de Salaberry avaient loué des maisons pour lâhiver, une grande agitation sortit les habitants de leur fausse quiétude.
Un bruit sourd de bottes martelant le plancher de bois, accompagné dâéclats de voix, de hennissements et de pas de chevaux dans la cour tirèrent Julie de son sommeil. Passant une robe de chambre, elle se rendit à la cuisine en bâillant, les yeux à peine entrouverts. Jeanne activait le feu et préparait du café. Antoine entrait et sortait de la maison en réponse aux ordres de Salaberry, déjà vêtu de son uniforme, capot et bicorne posés près de la sortie. Seule sa vareuse dâofficier, bien étalée sur le dossier dâune chaise, attendait dâêtre enfilée par son propriétaire. Assis à son écritoire, son mari écrivait fébrilement un billet après lâautre, des ordres destinés aux capitaines de compagnie de Voltigeurs et aux bataillons de milice: tous devaient se tenir prêts à partir. Des messagers entraient et sortaient de la demeure que Salaberry avait louée à un résidant de la région.
Câétait une simple maison dâhabitant comprenant une pièce principale assez grande, dans laquelle se déroulaient les activités quotidiennes de la maisonnée. Une seule chambre fermée donnait sur cette pièce, servant de chambre à coucher pour Julie et Charles; en haut, les combles, divisés par des cloisons qui formaient deux chambrettes, logeaient Jeanne et Antoine. Mais le plus souvent, Antoine dormait devant le poêle, enroulé dans une couverture de laine. Lorsque le froid le réveillait, il ranimait le feu.
â Quel chahut! fit Julie dâune voix ensommeillée. Que se passe-t-il?
â On vient de mâapprendre que lâennemi a passé la frontière sur le chemin
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