Julie et Salaberry
dâOdelltown, lui expliqua son mari. Huit cents hommes dâinfanterie et trois cents cavaliers, sous les ordres de Pike et Clarke. Nous partons vers Lacolle sur-le-champ. Je te laisse Antoine. Il veillera sur Jeanne et toi. Si tu as besoin de me joindre, il se chargera de faire la commission.
â Lâennemi risque-t-il dâarriver jusquâici? demanda-t-elle avec effroi.
â Nous le repousserons et il ne viendra pas, la rassura Salaberry.
Il sâapprocha de sa femme et la serra dans ses bras.
â Mais jâaimerais que tu regagnes Chambly avec nos domestiques. Fais préparer tes effets et va passer quelques jours chez ton père.
â Charles, est-ce vraiment nécessaire que je reparte par des chemins boueux et mauvais? Il pleut sans cesse et nous arriverons trempés.
â Je serais plus tranquille de te savoir à Chambly, dit-il en lâentraînant à lâabri des regards indiscrets.
Il la contempla un instant. Un de ses doigts sâenroulait autour dâune mèche de ses cheveux et descendait lentement jusquâà ses épaules, puis sa main caressa lâarrondi de son ventre et il lâembrassa longuement. Julie sâaccrocha à cette bouche rude comme pour lâempêcher de partir, mais Salaberry mit fin au baiser.
â Dâailleurs, tu nâas pas le choix. Tu pars, câest un ordre, ajouta tendrement son mari avant de la laisser.
Les yeux de Julie sâembuaient. La réalité de la guerre apparaissait tout dâun coup et une peur sourde vint se nicher dans le creux de son estomac. Que deviendrait-elle si Charles ne rentrait pas? Elle avait besoin quâil reste auprès dâelle, quâil les protège, elle et leur enfant.
â Jure que tu reviendras, supplia-t-elle en sâaccrochant à lui.
â Jamais je ne pourrai te promettre une telle chose, mon ange. Un général ne peut rester à lâarrière de ses troupes, câest lui qui les mène au combat. Mais tu sais que jâai deux excellentes raisons de tenir à la vie, ajouta-t-il en la caressant du regard. Prie pour moi et Dieu veillera à ce que nous soyons ensemble dans quelques jours.
«Charles a-t-il déjà oublié de quelle manière Dieu a veillé sur ses frères?» ne put sâempêcher de penser Julie.
â Je partirai à Chambly, mais dès que les nouvelles seront bonnes, je reviendrai à Saint-Philippe, sâécria-t-elle avant que son mari ne disparaisse, la laissant seule avec sa peur au milieu de la cuisine.
Dans les compagnies de Voltigeurs et celles des milices qui marchaient sur le chemin dâOdelltown en direction du village de Lacolle, une rumeur se répandit à la vitesse de lâéclair. On disait quâil y avait onze mille Américains massés sur la frontière dans la région du lac Champlain et quâun grand nombre dâentre eux avaient franchi la rivière Lacolle pour ensuite remonter la rivière Chambly. La troupe canadienne qui avançait vers eux ne comprenait que deux cents hommes.
En réalité, les Américains étaient six cent cinquante, et les Voltigeurs, une centaine, mais leurs Indiens alliés qui les accompagnaient étaient deux fois plus nombreux et dâune redoutable efficacité.
â Les Yankees les craignent plus que tout, expliqua Godefroi à Louis Charland.
â Je les comprends. Ã moi aussi, ils me font peur.
â Bien au contraire! Grâce à eux, nous gagnerons la guerre.
Godefroi avançait en sifflotant, déterminé à flanquer une sacrée frousse aux Yankees. Mais son enthousiasme nâétait plus partagé par le sergent Peltier qui ne cessait de se lamenter.
â En voilà une belle vie! Satanés Voltigeurs! Se faire crier des ordres par la tête du matin au soir, abattre des arbres en travers des routes, le ventre creux; démolir des ponts, pour ensuite repasser dans les chemins ruinés par nos soins afin dâaller crier sus à lâennemi. Et en plus, avoir un incapable pour capitaine. La peste soit de ce pendard!
Godefroi ignorait que Peltier devait partager avec le capitaine les profits dâun certain commerce, mais concédait volontiers au sergent quâil nâavait pas tout faux à propos du capitaine de Rouville. Ce dernier était peut-être le beau-frère du major â il se corrigea, car
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