Julie et Salaberry

nous ne pouvons pas refuser l’invitation, déclara Madeleine après avoir soupesé le pour et le contre, la perspective d’un bon repas gratuit l’emportant sur tout.
    â€” Évidemment, ma sœur. Le nom des Niverville doit être associé à cet événement. Malheureusement, les jeunes Boileau, ainsi que leurs parents, seront aussi de la partie. C’est inévitable, se désola-t-elle, dépitée par ce déplorable constat. Impossible de se débarrasser de cette fichue famille.
    Dans la paroisse, des mauvaises langues prétendaient que le fils Rouville était épris d’Emmélie, mais les demoiselles avaient fait subir un long examen à cette hypothèse absurde pour conclure que la faute en revenait sans contredit à mademoiselle Boileau. C’était certainement elle qui convoitait un aussi beau parti, l’inverse étant tout simplement impensable. Et le pauvre jeune homme était tombé dans le piège, ébloui par l’assurance de cette demoiselle qui prétendait tout savoir. Toujours un livre à la main, plutôt que d’occuper utilement ses doigts en cousant et brodant, à l’exemple de sa cousine madame Talham. Quoique cette dernière faisait payer ses services…
    â€” Je me demande si la chère madame Bresse y sera, conclut Thérèse.

    â€” Irez-vous au pique-nique du capitaine de Rouville? demanda madame Bresse à Marguerite en la croisant au marché où elles étaient venues faire provision de légumes frais auprès des fermières de Pointe-Olivier, le village d’en face, qui tenaient leurs étals sur le parvis de l’église de Chambly.
    â€” Tout est hors de prix, soupira Marguerite en examinant la marchandise. Si je n’avais pas les ressources de ma famille, je crois qu’on se passerait de viande. Pour répondre à votre question, non, nous n’irons pas, lui apprit madame Talham sans ajouter qu’elle et son mari n’étaient pas invités.
    â€” Je n’irai pas non plus, confia madame Bresse d’un ton faussement indifférent.
    En réalité, les Bresse non plus n’étaient pas invités, mais jamais Françoise n’aurait révélé à quiconque à quel point cela l’offensait.

    â€” Père, si vous le permettez, je préfère ne pas sortir. Vous m’excuserez en disant que je suis souffrante.
    â€” Comment? Mais l’invitation du capitaine spécifie qu’il souhaite expressément ta présence!
    Emmélie allait appeler sa mère à son secours lorsque Zoé arriva avec un billet à la main.
    Chère Emmélie,
    J’espère vous voir aujourd’hui au pique-nique. J’y serai avec mon petit. J’ai si hâte de vous le présenter. À plus tard.
    Julie de Rouville de Salaberry
    â€” Tu vois! triompha monsieur Boileau. Tu ne peux pas faire faux bond à la femme du commandant des Voltigeurs sous prétexte d’une migraine, toi qui ne t’en plains jamais!
    â€” René, marmonna Emmélie à son frère, tu ne me quittes pas d’une semelle.

    Les coches chargés de victuailles, de nappes immaculées, de vaisselle et de domestiques s’ébranlèrent finalement sur des chemins ombragés menant à la montagne de Boucherville et qui avaient eu la chance de ne pas voir tous leurs beaux arbres sacrifiés pour la construction d’abattis. La compagnie était nombreuse, des officiers provenant de la fine fleur des familles canadiennes avaient accepté l’invitation du capitaine de Rouville: les La Bruère, Deschambault, Fraser, Frémont, Grisé, Mailhot et Mondelet, pour n’en nommer que quelques-uns. Ces messieurs avaient délaissé leurs uniformes pour mieux profiter du décor champêtre de cette montagne dont les pentes douces s’étalaient au confluent des paroisses de Boucherville, de Belœil et de Chambly. Un endroit idéal pour oublier la guerre le temps d’un repas sur l’herbe.
    C’était une de ces journées de septembre où le temps était encore chaud, la douceur de l’air exhalait des parfums suaves et les arbres des vergers environnants étaient chargés de leurs fruits, bien qu’on ait commencé à remplir des paniers des premières pommes et de poires bon-chrétien. Coiffées de leur chapeau de paille qu’elles exhibaient