Julie et Salaberry

qu’on parlait quarante ans auparavant.
    â€” Bigre! dit René avec un sifflement admiratif. Tu ne manques pas d’audace.
    Lui-même préférait attendre la fin de la guerre pour reprendre des relations commerciales avec les régions du sud. Les Boileau de Chambly avaient toujours maintenu des liens étroits avec ceux qui habitaient la région du lac Champlain. Autrefois, ce territoire faisait partie de la Nouvelle-France. Dans certaines familles, on agissait toujours comme s’il n’y avait pas de frontière.
    â€” Mais c’était peine perdue! Avec des hommes massés tout le long de la frontière, ta cage n’avait aucune chance de passer, constatait René.
    â€” Oui, mais ces hommes-là sont les nôtres, non?
    â€” Tu veux dire les Canadiens?
    â€” Yes sir ! dit Amable avec un sourire qui montrait ses dents jaunies par la chique de tabac.
    Américain, il restait fier de ses origines françaises et canadiennes.
    â€” Mais tu oublies les Britanniques et les Yankees. Tu aurais pu te faire arrêter comme espion. Par les temps qui courent, on fusille pour moins que ça.
    â€” Celui qui m’attrapera n’est pas encore né, répondit Amable qui se riait des soldats. La preuve, c’est que je suis ici, et pour les beaux yeux de ta sœur, par-dessus le marché!
    â€” Tu veux parler d’Emmélie?
    Amable tira de l’intérieur de sa veste un colis adressé à Miss Emmelie Boileau, care of Mr. Boileau, notary, Chambly .
    â€” Ça vient de New York. En fait, il y avait un premier papier qui enveloppait le paquet, marqué à mon adresse.
    Justement, Emmélie entrait dans le cabinet de son frère.
    â€” Qu’est-ce que j’apprends? dit-elle, d’un ton amusé. Les domestiques sont morts de peur. Ils ont aperçu un Sauvage. Mais viens donc m’embrasser, Amable Boileau, ajouta-t-elle en reconnaissant son cousin qui ne se fit pas prier pour s’exécuter.
    â€” C’est pour toi, dit René en montrant le paquet à Emmélie.
    â€” De qui cela peut-il bien être? demanda la jeune femme en défaisant l’étroit ruban bourgogne qui attachait le colis.
    Elle fut encore plus déroutée lorsqu’elle découvrit le livre qui se cachait sous des épaisseurs de papier. Non sans ravissement, elle admira l’édition reliée comme un trésor précieux et l’ouvrit avec précaution avant d’arriver, émue, à la page titre: La Princesse de Montpensier .
    â€” Il y a une lettre qui accompagne l’envoi, nota René.
    â€” Curieux, dit-elle en parcourant les quelques lignes. Il s’agit d’un mot du marchand.
    Mademoiselle Boileau,
    Dans l’espoir que ce livre vous plaise, nous vous remercions d’encourager notre humble librairie à partir de votre lointaine contrée.
    Monsieur Bossange, Paris
    â€” De plus en plus étrange, ajouta Emmélie. Par quel prodige un livre d’une librairie parisienne peut-il parvenir jusqu’ici, en pleine guerre, avec un blocus sur les mers?
    â€” Oh! Tu sais, ce n’est pas si difficile que ça de contourner le blocus, dit Amable. Pour le reste, le courrier circule toujours entre Chambly, Albany et New York. Et pas seulement le courrier. De l’argent, des denrées et même des colis, comme tu vois.
    â€” Ce n’est pas le chemin que le livre a parcouru qui m’intrigue, mais plutôt qui a passé la commande à Paris, commenta René.
    Il s’enfonça dans sa chaise avec un air songeur. Emmélie, elle, réfléchissait, le cœur battant. Parmi ses connaissances, elle ne voyait que Papineau pour avoir une pensée aussi délicate qu’extravagante. Ce grand collectionneur com-mandait des livres de Londres et de Paris. Un roman français! Il avait voulu lui offrir ce cadeau pour se faire pardonner le fait qu’il ne pouvait venir la voir à Chambly aussi souvent qu’il le souhaitait, comme il le disait si bien dans sa dernière lettre. Pendant son bref séjour à Chambly, Papineau s’était intéressé à la bibliothèque familiale. Il avait remarqué que l’œuvre de madame de La Fayette n’y figurait pas. En rougissant, Emmélie fit part de l’hypothèse à son frère.
    â€” C’est l’explication la plus vraisemblable, approuva René. Mais pourquoi n’a-t-il pas