Julie et Salaberry
Cet homme a besoin de toi. Plus dâune fois, jâai constaté que favoriser les inclinations entre jeunes gens dâun même milieu était une recette qui fonctionnait.
Julie restait sans voix.
â Jâai fait le même choix, autrefois, en épousant ton père, poursuivit Marie-Anne de Rouville. Au début de notre mariage, ton père a eu besoin de mon soutien pour lâaider à reconstituer ses fiefs, sa fortune et son nom, et jâéprouve toujours une grande satisfaction dây avoir contribué. Vois-tu, jâavais tellement dâambition à ton âge!
Madame de Rouville détestait tout ce qui faisait lâordinaire des femmes de sa condition, se rappela Julie. Les interminables aiguillées de fils de différentes couleurs destinés à orner le linge de maison, les cols et les poignets des robes des dames, les mouchoirs ou autres chiffons, tout comme lâaquarelle ou ces arts inutiles quâon enseignait aux filles éduquées la rendaient folle de rage.
â Je vous en prie, mère, racontez-moi votre jeunesse. Jamais vous nâen parlez.
â Comment te dire? Jâai accédé à la noblesse par mon mariage, et jâaimais mon mari, mais pour celaâ¦
Elle soupira.
Sur son visage, une expression indéfinissable qui sâapparentait à des regrets fit craindre à Julie quâelle renonce à se livrer, mais sa mère continua:
â Mon père était marchand de fourrures. Enfant, ce que jâaimais le plus, câétait de me tenir au magasin entre les immenses piles de fourrures et entendre les voyageurs de retour du Pays dâen Haut narrer leurs périples. Découvrir comment ils parcouraient des milliers de lieues en navigant sur les rivières pleines de dangers, les menant vers les Grands Lacs, véritables mers intérieures du continent, disaient-ils, et atteindre les postes de Chagouamigon ou de Michilimakinac. Des histoires fabuleuses quâils arrosaient à grands coups de rhum de la Jamaïque.
Madame de Rouville semblait très émue.
â Pour moi, le bonheur consistait à compulser les longues colonnes de chiffres des registres faisant foi dâachat, de vente ou dâéchange contre marchandises. Ces immenses livres où chaque ligne indiquait des quantités de pellete-ries: les peaux de castor, de vison, de martre, dâours ou les autres richesses prodigieuses transigées dans notre magasin.
Elle éclata de rire.
â La jeune Marie-Anne Hervieux rêvait dâéquiper un canot et dâengager des voyageurs en partance pour le Pays dâen Haut! Je voulais faire comme mes ancêtres, qui sâétaient enrichis jadis grâce au négoce de la fourrure dont Montréal est toujours la capitale. Oui, si on mâavait laissé le choix, jâaurais été marchande de fourrures.
â Mon Dieu! Mère! compatit Julie. Je comprends maintenant pourquoi vous vous sentiez périr dâennui à Chambly, petit village où il ne se passe jamais rien.
Julie avait soudainement le cÅur serré. Qui sâétait soucié des rêves brisés de la seigneuresse de Rouville? Plus jamais elle ne verrait sa mère de la même manière.
â Tu comprends pourquoi jâavais placé tous mes espoirs en ton frère? Toi, ma fille, de par ta nature de femme, tu étais tout aussi impuissante que moi à maîtriser ton destin. Ovide⦠Ce fut une erreur de lui avoir transmis le prénom de ton grand-père, cet incapable, franchement haï de ses contemporains. Je regrette dâen parler ainsi, mais câest la vérité. Heureusement, mon époux a été un homme fort différent de son propre père, même sâil a hérité de son incompétence à gérer la seigneurie, ajouta madame de Rouville avec un sourire.
Julie était très émue par les confidences de sa mère. Elle se leva pour la serrer dans ses bras.
â Je tâen prie, fit sa mère avec une certaine rudesse. Tu sais que je nâaime pas les effusions. Les pleurs ne servent à rien. Pense à ton mari qui est sur le champ de bataille. Câest de ton courage dont il a besoin.
Julie se reprit. Et en se rassoyant, ce quâelle vit la médusa. Sa mère essuyait furtivement une larme.
à lâinstant où les Voltigeurs fermaient les yeux dans le bois humide de
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