Julie et Salaberry
parcours sinueux de la rivière Châteauguay formait des méandres. Salaberry posa le doigt sur un endroit nommé gué Grant.
â Lâennemi nâa pas dâautre choix que de franchir ce gué. Le capitaine Juchereau-Duchesnay et moi avons chevauché ce terrain qui est très accidenté par endroits. Il y a ici des retranchements naturels que nous pouvons solidifier pour protéger le gué. Câest là quâil faut installer la défense.
â All right ! déclara Watteville en se rendant aux arguments de ses subalternes. Vous connaissez suffisamment le pays, alors allez-y, Salaberry. Vous avez carte blanche.
â à vos ordres, mon général!
Les compagnies de Voltigeurs furent rassemblées. On écuma les environs pour réquisitionner tout ce quâon pouvait trouver de haches et de godendarts. Des habitants de la région se proposèrent pour aider à construire les abattis. Même si une pluie glaciale ne cessait de tomber, les hommes de Salaberry installèrent leur campement dans le bois de Châteauguay et se mirent à lâouvrage.
Malgré la froideur automnale, Godefroi retira sa veste et essuya la sueur de son front. En peu de temps, avec lâaide des habitants, les Voltigeurs avaient abattu des centaines dâarbres dans le bois qui entourait la rivière Châteauguay, dormant sur place en sâabritant dans quelques cabanes montées à la va-vite qui suffisaient à peine à les protéger de la pluie. Sur la rive sud de la rivière, le marais et les arbres quâon avait fait tomber un peu partout rendaient quasi impossible le passage de troupes à travers la forêt dense.
â Yâa pas une pièce dâartillerie qui passera par là , affirma Godefroi à Louis Charland, le soir du 25 octobre.
â Les Yankees avanceront sur lâautre rive, du côté de la route, pour tenter de franchir le gué à un mille dâici. Sâils réussissent, ils seront en ligne droite pour atteindre Montréal.
â Avec Salaberry, nous les arrêterons avant, mon Louis, affirma Godefroi, confiant.
â Sinon, ça voudra dire que toi et moi serons peut-être morts pour la patrie, ajouta Louis en avalant la dernière gorgée dâun thé imbuvable et à peine chaud. As-tu peur, Lareau?
La peur? Godefroi nâavait guère eu le loisir dây songer. La peur était-elle pour quelque chose dans lâénergie quâils avaient déployée ces derniers jours? Les Voltigeurs maniaient la hache du matin au soir. Le nombre dâarbres quâils avaient abattus en peu de temps⦠ça ne se disait même pas! Et le soir, ils sâécroulaient sur le misérable branchage qui leur servait de couche, moulus de fatigue.
Charland et Lareau usaient du godendart comme si leur vie en dépendait. Dotés tous deux dâune force physique équivalente, ils avaient facilement trouvé leur rythme pour manier cette grande scie dotée dâun manche à ses deux extrémités, et travaillaient efficacement. Avec pour résultat quâun immense abattis formant un mur dâenchevêtrement de branches et de troncs partant de la rive bloquait complètement la petite route de terre qui longeait la rive nord de la rivière. Derrière lâabattis, à une distance dâenviron un mille, se trouvait le premier de quatre retranchements, suivant le relief accidenté du terrain, qui serviraient à dissimuler les troupes de réserve. Salaberry avait choisi judicieusement le lieu de la bataille, dâautant quâil disposait dâune force inférieure en hommes.
â On dit quâils sont plus de sept mille hommes à marcher, ajouta Charland.
â Câest peut-être rien que des rumeurs pour nous flanquer la frousse, avança un autre.
â Mouais⦠Paraît quâils ont des pièces dâartillerie itou. Une dizaine, à ce que jâai entendu. Nous autres, on est à peine quelques centaines, avec nos fusils qui pèsent douze livres. Jâai les doigts aussi gelés que des crottes de chien. Comment vais-je pouvoir charger et tirer?
â Moi, dit Godefroi, je préfère penser à la ferme de la Petite Rivière. Je sens lâodeur de la soupe que ma mère remue dans le chaudron de la crémaillère, mon père et mes jeunes frères qui réparent la grange et
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