Julie et Salaberry
pas le premier à agir ainsi, mais, surtout, il perdrait sa solde de lieutenant-colonel de lâarmée, grade qui était encore à venir, mais qui ne saurait tarder avec lâexploit de Châteauguay. Connaissant le caractère impétueux de son beau-fils, monsieur de Rouville craignait que ce dernier nâait déjà envoyé une lettre de démission à Londres. «Non, se rassura-t-il, il ne ferait pas ce geste sans demander conseil à son père, et même à moi», réfléchissait le colonel. Une chose était sûre, Louis devait laisser tomber sa rancÅur et écrire immédiatement au duc de Kent afin que le prince connaisse le véritable récit de la bataille et puisse contrer les manigances de Prévost.
Chez les Talham, les garçons célébraient leur oncle Godefroi, devenu un héros pour ses neveux qui le dévisageaient avec de grands yeux.
Victoire et François, ayant appris que leur fils était au village, avaient accouru. Le père contemplait fièrement son fils. Pendant des générations, chez les Lareau, on parlerait de celui qui avait participé à la fameuse bataille de Châteauguay, aux côtés de Salaberry.
â Et le colonel de Salaberry était debout sur une souche? demandaient de nouveau Melchior et Ãtienne.
Câétait la troisième fois que Godefroi reprenait le récit du combat, ajoutant chaque fois un détail inédit. Lâhistoire prenait de lâampleur, devenait une épopée où le nombre dâennemis augmentait, exaltant la bravoure des Canadiens, et Châteauguay devenait légende.
â Cela suffit, les enfants, intervint alors Marguerite. Votre oncle Godefroi a besoin de se reposer.
â Si ça continue, riait le docteur, câest Napoléon lui-même quâon aura vaincu à Châteauguay.
â Ma femme, dit François, avec un fils qui est un héros, je peux désormais mourir.
â Ne dis pas ça, grommela Victoire tout en le regardant de biais, lâangoisse lui étreignant le cÅur.
Victoire maudissait son instinct qui lui disait que François allait bientôt les quitter. Et la préoccupation insistante de son gendre pour la santé de son mari alimentait ses craintes.
â Ne sommes-nous pas ici pour nous réjouir? dit Marguerite.
Elle était si heureuse de revoir Godefroi vivant quâelle caressa les cheveux de son frère dâun geste maternel. Appoline regardait avec affection cette grande sÅur dont elle se sentait si proche, alors que jamais elles nâavaient partagé une paillasse, sous les combles de la ferme familiale; Marguerite était déjà mariée lorsque la petite dernière était venue au monde. Sa sÅur était aussi la mère de Melchior, son neveu quâelle aimait comme un frère, et peut-être plus encore. Mais cela, câétait le secret dâAppoline.
â Viens, dit alors Melchior en tirant sur son tablier. Viens jouer avec nous.
La fillette sâen alla rejoindre avec lui Eugène et Charlot, ses autres neveux qui étaient aussi ses compagnons de jeu.
Victoire suivit du regard les deux enfants. Elle se sentait vieille â elle venait dâavoir cinquante ans â, et porta vivement sa main sur sa poitrine.
â Tout va bien, mère? sâinquiéta Marguerite.
â Mais oui, pourquoi veux-tu que ça nâaille pas? Avec notre Godefroi qui est de retourâ¦
â Je meurs de faim, proclama ce dernier avec un grand sourire.
â Tu as raison, dit Marguerite, il est temps de passer à table. Je vais voir ce que fait Lison.
â Cela sâest passé comme je vous le dis, mon cher monsieur Boileau. Nous étions trois cents contre les sept mille hommes de lâarmée de Hampton.
â Quel prodige! admira le bourgeois. Mais câest Léonidas aux Thermopyles! ajouta-t-il avec emphase, comparant Salaberry à ce héros de la Grèce antique à qui on prêtait lâexploit dâavoir repoussé une invasion perse avec trois cents hommes.
Ovide de Rouville approuva avec un air de félicité, se donnant le beau rôle, comme sâil avait repoussé lâennemi à lui seul. En fait, il nâétait arrivé sur les lieux avec sa compagnie que le lendemain. Voyant les conditions du campement, dans le froid, Ovide sâétait simplement déclaré malade et avait
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