Julie et Salaberry
ajouta-t-elle, certaine de son fait.
On ne laissait pas une jeune fille seule avec un homme, à moins que celui-ci nâait une déclaration à faire⦠avec lâassentiment des parents. Elle chassa pourtant cette pensée aussi vite quâelle était venue. Câétait impossible. Elle nâétait quâune petite provinciale effarouchée, comme on disait dans les romans français. Puis elle se rappela Manon et le chevalier des Grieux. Ils sâétaient aimés au premier regard. Mais Julie songea que ce nâétait quâun roman, que la vie était ô combien différente, comme le lui avait appris sa déconvenue avec René.
â Dommage que vous repartiez si vite, dit-elle avec nervosité. Les demoiselles de Niverville, qui vous auront certainement aperçu sur le chemin dâen bas, seront désolées de vous avoir manqué.
â Vos amies possèdent des yeux qui traversent les murailles, constata le militaire.
Elle sourit à lâexactitude du portrait.
â Il semble que je sois doué pour vous faire rire. Jâaime votre sourire, vous le savez.
Il hésita.
â Et vous, Julie, nâêtes-vous pas heureuse de me revoir?
â Oh, oui, Charles, avoua-t-elle. Votre visite me fait plaisir.
â Voilà une réponse qui me plaît. Chère Julie, savez-vous que nos familles souhaitent une alliance entre elles?
Julie tressaillit et Salaberry se troubla. Croyant dâabord quâil nâavait quâà lui présenter ses arguments pour la convaincre du bien-fondé de leur mariage, il se rendait compte, tout à coup, quâil souhaitait aussi connaître ses sentiments à son égard. Faire dâelle sa confidente, sa complice.
â Je dois vous faire un aveu, dit-il au bout dâun long moment de silence qui mit Julie sur un feu ardent. Depuis des années, jâavais totalement oublié votre existence. Il y a de cela quelque temps, mes chers parents ont rappelé à ma mémoire les cousins Rouville. Alors, jâai eu la curiosité de venir vous voir, vous, Julie.
Cet aveu estomaqua Julie.
â Vous voulez dire que votre visite à Chambly, en janvier dernier, avait pour seul but de me rencontrer?
Salaberry acquiesça, puis entra prudemment en territoire inconnu, étant beaucoup plus à lâaise sur un champ de bataille que sur le terrain des sentiments.
â Jâenvisage prendre ma retraite de lâarmée dâici quelques années. Après avoir obtenu le grade de lieutenant-colonel⦠qui ne saurait tarder sâil y a la guerre.
â Je vous félicite, dit-elle, un peu décontenancée par cet étalage.
â Please! Do not interrupt me 20 ! Je vous prie⦠Ce que jâai à vous dire est difficile et je cherche mes mots. Avec mon avancement, je serai en mesure de faire vivre une famille.
Elle souriait, mais ce calme nâétait quâapparence, car elle avait lâestomac noué. Soudain, Salaberry vint sâasseoir près dâelle, sur le sofa.
â Charles⦠gémit-elle.
â Jâaime votre façon de prononcer mon nom, dit-il avec une douceur qui contrastait curieusement avec sa brusquerie, lâinstant auparavant. Jâaime aussi le son de votre voix.
Gagnée par lâangoisse, Julie déposa sa tasse sur la soucoupe dâune main hésitante.
Sans un mot de plus, Salaberry plongea ses yeux dans son regard sombre, saisit délicatement entre ses mains son visage qui rosissait et se pencha vers elle. Julie frémit lorsquâil posa ses lèvres sur sa bouche, lâespace dâun instant quâelle jugea trop court. Puis il se redressa, gêné comme un enfant pris sur le fait en commettant une bêtise. Et elle, chavirée par lâaudace de son geste, se demanda si elle nâavait pas rêvé. Il lâavait embrassée si soudainement!
â Il y a longtemps que je voulais connaître le goût de ces lèvres.
Elle tressaillit. Il se releva et entreprit dâarpenter la pièce de long en large pour se donner une contenance.
â Je retourne à Montréal demain. Mes supérieurs mâattendent. Jâignore quand je pourrai revenir à Chambly, surtout avec ces chemins impraticables à cause du dégel.
â Câest toujours ainsi au mois de mars, remarqua-t-elle machinalement, bouleversée par ce qui venait
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