Julie et Salaberry
de folie. On disait même que le diable se cachait sous le lit de pierre, avec pour preuve le grondement incessant de lâeau qui se faisait entendre très loin dans le faubourg, été comme hiver.
Pourtant, Salaberry aimait cet endroit quâil avait découvert à son premier séjour pour être venu y flâner quelquefois, fasciné par lâimpétueux remous. Lâeau vive offrait un spectacle saisissant, refusant de se laisser prendre par le froid et filant à vive allure jusquâau pied du vieux fort français entre les rives enneigées et glacées, décor figé où le temps semblait suspendu.
Le rythme de son cÅur sâaccéléra pendant quâune joie inconnue lui traversait le corps. Salaberry ferma les yeux pour mieux rêver. Julie! Ses lèvres roses avaient un goût de framboises. Il lâimaginait revêtue dâune chemise de fine toile blanche, une bordure de dentelle avant la naissance des seins, dissimulant ses longues jambes, mais laissant voir de fines chevilles avec leurs jolis pieds minces. Sa peau devait être douce et légèrement parfumée. Il se demanda comment elle était avec les cheveux dénoués, libre coulée brune étalée sur un oreiller blanc⦠à cette évocation, son corps réagit au point quâil en aurait été gêné, sâil nâavait pas été seul.
Cette fois, il ne laisserait pas sâéchapper la chance de bonheur quâelle représentait. Il était bien décidé à se battre pour cela, sâil le fallait, se dit-il en jetant un dernier regard à la fougueuse rivière qui emportait avec elle les espoirs anciens pour faire place nette à lâavenir. Cette manière charmante quâelle avait de baisser les yeux⦠«Elle acceptera parce quâelle mâaime.» Fort de cette certitude, il talonna sa monture et traversa Chambly le sourire aux lèvres.
Julie, beaucoup trop troublée pour arriver à réfléchir à quoi que ce soit, chercha des yeux son éventail. Où lâavait-elle posé? Elle lâaperçut sur le guéridon. Câest alors quâelle vit que quelque chose avait glissé sous le sofa. Elle se pencha pour ramasser ce quâelle crut être un bout de papier. Câétait en fait une lettre pliée, mais non adressée. Elle sâapprêtait à la lire pour savoir à qui elle appartenait lorsquâelle entendit du bruit. Julie nâeut que le temps de glisser la lettre dans son corsage avant que ses parents nâentrent dans la pièce, avec lâair réjoui de gens venant dâapprendre une bonne nouvelle.
â Pourquoi Salaberry est-il parti? demanda madame de Rouville, inquiète à la vue du visage bouleversé de sa fille.
Lâentretien entre les deux jeunes gens ne sâétait donc pas déroulé comme prévu?
â Tu ne lâas pas retenu à souper?
â Julie, ça ne te ressemble pas, cette attitude impolie, la réprimanda gentiment le colonel. Pourquoi Salaberry a-t-il disparu sans dire au revoir?
â Il mâa assuré quâil devait retourner à Montréal le plus tôt possible, bafouilla celle qui arrivait difficilement à rassembler ses idées. Il est venu sans son domestique et avait son paquet à refaire. Il tient dâailleurs à vous présenter ses excuses.
â Rien ne lâempêchait de souper avec nous, répliqua madame de Rouville. Sâil est reparti sans nous saluer, câest quâil était mécontent.
â Mais non! Ce nâest pas cela. Il nâétait pas fâché du tout.
Déçue, madame de Rouville se tourna vers son mari, comme si le départ de Salaberry lui incombait.
â Que vous avais-je dit?
â Salaberry tâa demandé en mariage et, bien entendu, tu as répondu que tu acceptais? insista le colonel. Nâest-ce pas?
â Jâai promis dây réfléchir, répondit-elle, simplement, et lui ferai ma réponse par écrit.
â Comment? explosa le colonel. Mais câétait tout réfléchi! Charles de Salaberry te fait lâhonneur dâune demande en mariage et tout ce que tu trouves à répondre est: «Je vais y réfléchir»? Un nom honorable, officier valeureux de lâarmée britannique et ton cousin, de surcroît. Pardieu! Mais, comment as-tu pu nous
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