Kenilworth
valeur.
– Moi le payer ! s’écria Wayland ; que le diable me paie moi-même si j’en fais rien. Si je n’avais craint de déplaire à Votre Honneur, j’aurais tiré de lui une once ou deux de l’or le plus pur, en échange de pareil poids de poussière de brique.
– Je vous conseille de ne pas faire de telles friponneries, tant que vous serez à mon service.
– Ne vous ai-je pas dit que c’est cette raison qui m’a empêché de le faire ? Friponnerie, dites-vous ? Quoi ! voilà un squelette ambulant, qui, assez riche pour paver en dollars la rue dans laquelle il demeure, en tire à peine un seul de son coffre-fort, et, comme un fou, court après la pierre philosophale ! D’ailleurs ne voulait-il pas lui-même tromper un ignorant, comme il me supposait d’abord, en me vendant au poids de l’or une drogue qui ne valait pas un sou ? Fin contre fin, dit le diable au charbonnier {63} ; si sa mauvaise poudre valait mes couronnes d’or, ma poussière de brique pourrait bien valoir les siennes.
– Il est possible que ce raisonnement soit fort bon en traitant avec des juifs et des apothicaires, M. Wayland ; mais songez bien que je ne puis permettre de pareils tours de passe-passe à quelqu’un qui est à mon service. Je me flatte que vous avez fini vos acquisitions.
– Oui, monsieur ; et avec toutes ces drogues, je composerai aujourd’hui même le véritable orviétan, précieux médicament, si rare, si difficile à trouver en Europe, faute de cette poudre qu’Yoglan vient de me fournir.
– Mais pourquoi n’avoir pas acheté toutes vos drogues dans la même boutique ? Nous avons perdu près d’une heure à courir d’un marchand chez l’autre.
– Vous allez le savoir, monsieur. Je ne veux apprendre mon secret à personne, et il cesserait bientôt d’en être un si j’achetais tous mes ingrédiens du même apothicaire.
Ils retournèrent à leur auberge (la fameuse auberge de la Belle-Sauvage {64} ), et tandis que Stevens préparait leurs chevaux, Wayland, ayant emprunté un mortier et s’enfermant dans une chambre, pulvérisa, tritura, amalgama, en proportions convenables, les drogues dont il venait de faire emplette, avec une promptitude et une dextérité qui prouvaient qu’il n’était pas novice dans les opérations manuelles de la pharmacie.
Dès qu’il eut composé son électuaire, ils montèrent à cheval, et une course d’une heure les conduisit à la résidence actuelle du comte de Sussex, ancienne habitation appelée Say’s-Court, près de Deptford, qui avait autrefois appartenu à une famille du nom de Say, mais qui, depuis plus d’un siècle, avait passé dans l’ancienne et honorable famille d’Evelyn. Le représentant actuel de cette noble maison prenait un vif intérêt à lord Sussex, et l’avait accueilli dans sa demeure ainsi qu’une suite nombreuse. Say’s-Court fut depuis la résidence du célèbre M. Evelyn, dont l’ouvrage intitulé Sylva est encore le Manuel de tous ceux qui plantent des bois en Angleterre, et dont la vie, les mœurs et les principes, tels que ses Mémoires les font connaître, devraient être également le Manuel de tous les gentilshommes anglais {65} .
CHAPITRE XIV.
« Vraiment, l’ami, vraiment, voilà bien du nouveau !
« Deux taureaux, dites-vous, au milieu du troupeau,
« Se battent pour l’amour d’une belle génisse,
« Noble prix du vainqueur, du combat spectatrice ?
« Mon Dieu, laissez-les faire. Un d’eux étant à bas,
« Le reste du troupeau sera hors d’embarras. »
Ancienne comédie.
Say’s-Court était gardé comme un fort assiégé, et les soupçons étaient alors portés à un tel point, que, lorsque Tressilian en approcha, il fut arrêté et questionné plusieurs fois par des sentinelles avancées à pied et à cheval. La place distinguée que Sussex occupait dans les bonnes grâces de la reine et sa rivalité connue et avouée avec le comte de Leicester faisaient attacher la plus haute importance à sa conservation ; car, à l’époque dont nous parlons, chacun doutait encore lequel des deux parviendrait à supplanter l’autre dans la faveur d’Élisabeth.
Élisabeth, comme la plupart des femmes, aimait à gouverner par le moyen de factions, de manière à balancer deux intérêts opposés, et à se réserver le pouvoir d’accorder la prépondérance à l’une ou à l’autre, suivant que pourrait l’exiger la raison d’état, ou son caprice, car elle
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