Khadija
tenait Muhammad.
— Petit Maître ! Tu l'as prise sur les mauvais ?
Muhammad lui saisit aussitôt le poignet.
— Tais-toi. Regarde.
Bilâl ne fut pas long à comprendre.
— Les cils d'Abu Sofyan al Çakhr, murmura-t-il. Tu as tué un homme d'Abu Sofyan, Petit Maître ?
— Fais attention. Pas un mot. Si Yâkût l'apprend, il voudra quitter la caravane. Et les Al Çakhr ne doivent pas savoir que nous savons qu'ils ont lancé une razzia contre nous. Pas encore.
Naissance d'une passion
La journée suivante fut pleine de confusion. Les mots d'Abdonaï et de Muhavija poursuivaient Khadija. Sans cesse, lui revenait à l'esprit l'arrogance d'Abu Sofyan al Çakhr. Son manège avec la statue d'Al Ozzâ, ses coups d'œil sur les esclaves. Sur la jeune et belle Ashemou. Avait-on jamais vu plus hypocrite et plus sournois ?
Et quand enfin, un instant, les perfidies d'Al Çakhr cessaient de lui faire bouillir le cœur, les mots de Muhavija s'insinuaient dans sa poitrine et dans sa tête. Il lui semblait que les dieux jouaient avec elle de la pointe de leurs doigts.
Pour les apaiser, elle ordonna de disposer de riches offrandes sur les autels d'Hobal et d'Al'lat, installés de part et d'autre de la cour. Jusqu'au soir on respira les encens d'Éthiopie et les pétales odorants de fleurs séchées de Perse qu'on ne consumait qu'à l'occasion des grandes fêtes. Pour Al'lat, qui en était friande, on grilla également le cœur et les entrailles d'un jeune bouc égorgé selon la règle. Ensuite, à la tête de toute sa maisonnée, Khadija mena la procession d'Hobal.
Sous un appentis de palmes et un dais d'alfalfa soigneusement tressé, un petit roc de lave, à peine plus gros que le poing et plus noir que la nuit, reposait sur un lit de cornaline. La volonté d'Hobal y résidait, racontait-on. Ce roc était fils et frère de la Pierre Noire d'Hobal, vénérée dans la Ka'bâ sacrée de Mekka. Son pouvoir, pensait-on, était un écho de la puissante voix du Protecteur.
Avec la même ferveur qu'elle montrait à Mekka, Khadija fit sept fois le tour de l'appentis, d'est en ouest. Les paupières mi-closes et les paumes offertes au ciel, elle murmura sa soumission et ses prières. Quand elle en eut fini, ceux de sa maison qui lui devaient le gîte, le couvert et leur bien-être tournèrent autour d'Hobal, psalmodiant à leur tour la grande prière d'espérance et d'humilité devant les forces plus puissantes que celles des humains.
Cependant, la journée s'acheva sans que la paix soit revenue dans l'esprit de Khadija. Elle ordonnait une chose, puis une autre. S'énervait pour un rien. Les servantes baissèrent la tête. Se mirent à chuchoter. Plus question de rire.
Khadija fit venir Ashemou pour lui donner le perfide cadeau d'Abu Sofyan, la statue d'Al Ozzâ. Pourtant, quand la jeune esclave fut devant elle sur la terrasse, elle se rétracta et la congédia sans explication.
Depuis des heures, Barrira avait compris qu'il valait mieux se taire. Elle s'était fait rabrouer de méchante façon. Elle en connaissait le signe. Plus tard, avec le sourire rusé des vieilles femmes, elle assura qu'elle en connaissait également la raison. Elle mit les servantes au travail. Il y avait beaucoup à faire. Préparer les grains et les farines, séparer le lait de la crème, faire chauffer les fours, laver le linge, remplir les citernes d'eau, carder les laines, trier les olives tout juste récoltées, biner les potagers, et mille autres choses encore. Qu'elles s'activent en silence, qu'elles tiennent leurs bouches closes, ordonna-t-elle. Qu'elles suivent les ordres de leur maîtresse en lui épargnant leurs sempiternelles marmonnements d'obéissance. Qu'elles se fassent aussi discrètes que des ombres. Ce qui, en vérité, était leur lot. Leur maîtresse avait besoin de silence pour pouvoir entendre le bruit de ses pensées et le murmure de son cœur.
Enfin, Khadija se coucha après avoir posé le front sur la pierre encore chaude des offrandes à Al'lat et murmuré une dernière prière à Hobal. Le sommeil ne vint pas. Au contraire, fermer les paupières tournait au supplice.
Elle voyait la face chafouine d'Abu Sofyan.
Elle voyait le massacre de ses caravanes, entendait les moqueries des hommes de la mâla.
Elle voyait sa faiblesse, son impuissance de femme seule. De veuve obstinée. Et aussi sa rage, sa volonté de ne pas se soumettre à l'arrogance des hommes qui ne désiraient des femmes que la satisfaction égoïste
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