Khadija
de leurs plaisirs, l'accroissement de leur pouvoir et de leur richesse.
Surtout, elle voyait le sombre chemin de son âge, quoi qu'ait prétendu la cousine Muhavija.
La jeunesse s'aveugle. Elle oublie les vérités de la vie dans l'éblouissement de l'amour et les folies de l'espoir. Mais comment s'aveugler quand on est sur la pente qui conduit aux corps flétris et aux cœurs gros des temps passés ?
Chacune de ces pensées était une lame dans ses entrailles. Elle se l'était juré : le veuvage d'Âmmar al Khattab serait pur de tout mensonge. Elle avait aimé d'amour son époux à chaque heure de leur vie commune. Quel qu'en soit le prix, elle ne souillerait ni son corps ni sa mémoire pour le bien de ses affaires. C'était sa loi. Elle la respecterait jusqu'à son dernier souffle.
Oh, qu'Al'lat lui procure la paix ! Qu'Al'lat, la toute-puissante mère du désert, la guerrière du monde humain, lui donne la force de se tenir droite devant les hommes. Si nécessaire, qu'elle lui ôte ce qui lui restait de beauté afin qu'un Abu Sofyan ne puisse plus se jouer d'elle !
En écho à ce chaos de pensées, le silence résonnait des appels lugubres des chouettes. Loin dans la nuit parvenaient les réponses grinçantes des lynx de montagne. Ils pullulaient autour de Ta'if, profitaient de l'obscurité pour se rapprocher des maisons et renifler leurs proies. Alors qu'elle y était accoutumée au point de passer des nuits sans conscience de ce vacarme, Khadija se mit à guetter ces féroces échanges.
Bientôt, ce fut comme si elle entendait ses ennemis de la mâla de Mekka se déchaîner contre elle. Cela prit de telles proportions qu'elle crut avoir de la fièvre. Son front était moite. La sueur perlait à ses narines et sur son buste, alors que l'air dégageait sa fraîcheur habituelle. Une onde froide pesait sur sa poitrine telle une main malveillante. Il lui fallait ouvrir grand la bouche pour respirer, et le désir lui vint de déchirer sa tunique pour se débarrasser de cette effrayante oppression.
N'y tenant plus, elle se leva. Comme chaque nuit, Barrira veillait dans une alcôve séparant la pièce de la cour. Son sommeil était celui d'une mère et d'une gardienne. Au premier pas de Khadija, elle fut sur son séant, prête à questionner sa maîtresse bien-aimée.
Khadija la fit taire d'un « Non ! » impérieux. Et comme Barrira allait protester, elle gronda :
— Fiche-moi la paix. Dors.
Dehors, la lune presque pleine l'éblouit. Khadija se précipita vers l'escalier de la terrasse. Il n'y avait que là-haut, lui semblait-il, qu'elle pourrait respirer.
Cependant, aussitôt au haut de l'escalier, elle se pétrifia, le cœur battant à tout rompre.
Sous la lumière lunaire, la statue d'Al Ozzâ était redevenue transparente. Son corps d'albâtre paraissait s'être mué en une chair de nuée, une sorte de gaz aux frémissements incandescents. Il n'était plus possible d'en deviner les limites. Seuls apparaissaient avec netteté les arcs des yeux profonds et les larges traits des lèvres de la déesse.
Dans un réflexe de peur, Khadija faillit fuir. Elle recula d'un pas dans l'escalier. La pensée lui vint d'un maléfice. Elle se reprocha de ne pas s'être débarrassée de cette statue auprès d'Ashemou, comme elle l'avait d'abord voulu. Pourquoi ne l'avait-elle pas fait ? Quelle mauvaise volonté l'avait retenue ?
Une grande colère l'emplit, la conviction folle que la statue et la présence d'Al Ozzâ dans sa maison étaient la cause de ses chagrins. Voilà pourquoi Abu Sofyan la lui avait offerte : il connaissait le pouvoir maléfique de cette déesse. C'était sa manière à lui, perverse et rusée, de l'empoisonner et de la soumettre.
Khadija était sur le point de se précipiter sur la pierre d'Al Ozzâ pour la briser quand la terreur la saisit. Elle n'osa pas.
Comme en réponse à sa fureur et à sa crainte, quelque chose bougea sur le visage d'Al Ozzâ. Les traits de la bouche se soulevèrent-ils dans un ricanement ? Ou, tout au contraire, dans un frémissement d'approbation ? Le cœur de Khadija dansa dans sa poitrine. Le sang lui martela les tempes. L'effroi brûla ses reins.
Elle ne devait pas laisser la déesse prendre le pouvoir sur elle.
Elle leva les yeux vers la lune. Alors, ce fut comme si un lait s'écoulait en elle. Un lait d'évidence et de vérité qui brisa toutes les barrières, consuma les terreurs et les colères.
Khadija s'avança sur la terrasse, tournant le
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