Khadija
dos au buste d'Al Ozzâ. Son regard quitta doucement la lune. La nuit lui parut plus obscure que jamais. Les ombres des montagnes dessinaient des pétales de ténèbres, comme si Ta'if formait le centre d'une fleur immense et secrète. Et dans toute cette obscurité lui apparurent, flous et incertains, un visage et une silhouette.
Un homme, un nom, une vérité.
Ce qu'elle avait fui depuis le récit d'Abdonaï s'était ancré dans son corps et dans son esprit.
Muhammad ibn `Abdallâh.
Le sauveur de sa caravane.
Celui sur qui la loi de la vengeance risquait de peser jusqu'à ce que son sang coule et le prive de vie.
Elle ne l'avait vu que quatre fois. Cinq tout au plus. La première fois, lorsque Abu Talib, son oncle et tuteur, le lui avait présenté, elle avait su. Sans vouloir savoir, car c'était un fils de rien, un homme à qui on fait l'aumône d'une tâche. Néanmoins, le jour du départ de la caravane, elle en connaissait assez sur la voix de son cœur pour détourner les yeux de lui.
Pourtant, ici, sous la lune, avec le regard d'albâtre d'Al Ozzâ lui incendiant le dos, elle ne pouvait se représenter exactement son visage.
Son nez était-il grand et sa bouche petite ? Ses joues et ses tempes se plissaient-elles quand il souriait ? Avait-il le front sérieux quand il écoutait ? En elle n'apparaissait qu'une mince silhouette nerveuse, avec une masse de cheveux scintillant sous le soleil. Et aussi des mains longues et fines qu'il bougeait comme seuls le font les gens intelligents, et qui lui avaient fait songer à des volettements d'oiseau. Du son de sa voix aussi, étrangement, elle se souvenait avec précision. Doux, un peu grave, ou dolent, ne correspondant pas à la jeunesse de son corps.
C'était tout ce qu'il lui restait de cet Ibn `Abdallâh.
Car dans l'instant même où, à côté d'Abu Talib, il avait planté ses yeux dans les siens, elle, Khadija bint Khowaylid, avait ressenti, du haut en bas de la colonne vertébrale, du haut en bas de la poitrine, l'aiguillon oublié depuis des années. Depuis Âmmar al Khattab. L'aiguillon du désir. Pis encore : l'aiguillon de l'espérance d'amour.
Au moins l'âge accorde-t-il, en quelques circonstances, le pouvoir de masquer certaines vérités et certaines folies. Elle avait su ne rien montrer. Brider sa langue et son cœur. Y compris devant Barrira et Muhavija. Faire comme si ce garçon, de dix ans son cadet, n'était qu'un corps parmi d'autres. Elle avait su regarder ailleurs. Ou l'observer à la dérobée quand ils s'étaient à nouveau et inévitablement croisés. Elle avait su l'effacer de ses paupières closes la nuit, avant le sommeil. Et même s'interdire sa présence dans la seconde vie des rêves. Khadija bint Khowaylid devait être une femme forte à la volonté d'airain.
Elle y était si bien parvenue qu'elle l'avait presque oublié. Jusqu'à ce qu'Abdonaï, ce matin, annonce : « Tu as gagné un homme de confiance... » Avant même que le Perse prononce son nom, elle avait deviné qu'il s'agissait de lui. Elle l'avait su comme on sait certaines choses depuis toujours.
Puis, aussitôt après, la douleur, oh la foudre de la jalousie ! quand le fidèle Abdonaï avait ri en évoquant le désir des femmes de la caravane pour leur jeune héros et les caresses qu'il leur accordait certainement.
Et maintenant, là, sur la terrasse, sous la lumière lunaire, la grande Al'lat et Hobal surmontaient le pouvoir maléfique d'Al Ozzâ et répondaient à ses prières. Ils lui faisaient connaître la vérité : elle brûlait d'amour pour Muhammad ibn `Abdallâh.
Puis vint cette pensée : il lui fallait le sauver de la haine du puissant Al Çakhr !
Oh oui ! Muhammad devenu son époux, Abu Sofyan y songerait à deux fois avant de réclamer le sang du tha'r.
Mais aussi, ajoutait la vérité : Tu es celle qui rêve de Muhammad ibn `Abdallâh dans ta couche. Tu es celle qui rêve d'un fils de rien pour époux. Ne triche pas : l'aiguillon de l'amour te fouaille de haut en bas.
Al Ozzâ, la puissante des pouvoirs de l'ombre, pouvait ricaner dans son dos. Elle aussi savait. Le monde des dieux savait. Khadija bint Khowaylid ne pouvait plus se mentir.
L'aube suivante, Khadija réveilla à nouveau Muhavija. Elle ne la fit pas venir sur la terrasse. Elle s'agenouilla près de la natte de sa cousine après avoir chassé les servantes. Que leurs oreilles ne puissent entendre ce qu'elle avait à lui confier !
Posant un doigt sur les
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