Khadija
les hommes ignorent. Ne suis-je pas la personne en qui Muhammad a le plus confiance ? » Et encore : « Avec moi, ton neveu n'a besoin ni de craindre ni de se masquer. Tu auras le temps, plus tard, demain, de parler du commerce, des clans et du pouvoir avec Muhammad. » Abu Talib n'a pas été facile à persuader. Il grognait obstinément : « Ce mariage, ce n'est pas juste l'histoire d'un homme et d'une femme. Il s'agit de choses graves, maintenant que le sang d'un Al Çakhr a été répandu. La vie de Muhammad peut en dépendre. »
« “La vie de ton neveu dépend de saïda Khadija”, lui ai-je rétorqué. Mais l'oncle ne voulait pas comprendre. “Ce n'est pas aux femmes de décider”, répétait-il stupidement. Je me suis emportée pour qu'il se taise : “Tu penses que saïda Khadija ne décide pas par elle-même ? Peut-être est-ce ce Perse, l'ancien esclave de son défunt époux, qui décide pour elle ?”
« Cela a enfin réduit Abu Talib au silence. De toute la soirée, pas un mot sur les épousailles n'a franchi ses lèvres. Si bien que le mince croissant de lune allait disparaître du ciel de Mekka quand enfin j'ai pu m'entretenir seule à seul avec mon neveu. Je l'ai surpris alors qu'il se rafraîchissait le visage à la citerne de la cuisine, à la lueur d'une petite lanterne. Nous avons d'abord échangé quelques tendresses, ainsi que nous en avons coutume depuis l'enfance. Puis, tout bas, sur le ton de la confidence et de la taquinerie, j'ai demandé :
« “Tu as aimé beaucoup de femmes pendant ton voyage ?”
« Muhammad a ri. Comme tous les jeunes hommes, il fuyait les aveux des mouvements de son cœur. J'ai insisté. Oui, il avait aimé comme on aime en menant une caravane. Ces choses-là étaient faciles. Elles faisaient partie du voyage. Il m'a dit : “Cela se passe toujours ainsi lorsque les femmes et les hommes sont délivrés des épouses et des maris. D'ailleurs, qui s'en offusque ? Les esclaves ne sont-elles pas là pour ça ?” “Libre, tu l'es, lui ai-je répondu. Pourtant, en partant, ne me parlais-tu pas d'une fille qui agitait ton cœur ?”
« Muhammad a tergiversé. Puis enfin il a marmonné le nom de Lâhla bint Salîh avec un embarras comique. Avant d'avouer que la pensée lui était venue que, peut-être, il pourrait, une fois la caravane arrivée dans Mekka, une fois saïda Khadija satisfaite des achats qu'il avait accomplis pour elle, il pourrait, oui, proposer le mariage à cette Lâhla qui s'était montré si gentille durant le voyage.
« J'ai protesté : “C'est d'une servante du vieux Abu Nurbel que tu parles ! Es-tu devenu fou ? Veux-tu prendre une servante comme première épouse ?
« — C'est une servante et moi je suis un serviteur de la saïda, a-t-il répliqué. Je suis parti de Mekka homme de rien. Me voilà de retour avec de quoi me marier. Si la saïda l'accepte.
« — Es-tu fou ! Tu as combattu. Tu as sauvé les biens de l'oncle, de la saïda, d'Abu Nurbel, d'Al Sa'ib ibn Abid... Tu as tué l'homme des Al Çakhr. Tu portes son sabre. Demain, quand la caravane entrera dans Mekka, tous les yeux de la ville seront tournés vers toi. Peut-être un Al Çakhr viendra-t-il te défier. Et tu veux prendre une servante comme première épouse ?”
« Doré par la lueur de la lanterne, son regard si noir, si direct et si profond, est devenu aussi acéré qu'une pointe de dague. Il s'est tu. A attendu que je parle à nouveau. Une manière de faire que je lui connais de longue date. Il voulait connaître la vérité encore dissimulée sous les mots. Il était temps pour moi de dire ce qui était à dire : “Saïda Khadija t'a réservé un bon accueil, aujourd'hui.”
« Muhammad a hésité. Du bout des lèvres, il a répondu qu'elle s'était montrée satisfaite de lui.
« “Seulement ? ai-je insisté. Tu as prononcé son nom, tout à l'heure, devant tous. J'ai senti quelque chose dans ta voix.
« — La saïda était différente du jour où la caravane a pris la route, a-t-il reconnu. Aujourd'hui, elle ne m'a pas traité en serviteur.
« — Oui. Peut-être a-t-elle de toi une opinion qui n'est pas celle d'une maîtresse pour son serviteur.”
« Muhammad a retenu son souffle. Ses prunelles ont fouillé les miennes. J'ai poursuivi :
« “Elle est belle. Plus belle que ta servante Lâhla, n'est-ce pas ?
« — Dis ce que tu veux me dire.
« — C'est inutile. Tu le sais déjà.”
« C'était vrai.
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