Khadija
Il savait. Le frémissement de sa bouche, le battement de ses paupières l'avouaient. Pourtant, il a levé les sourcils avec un vrai étonnement et m'a demandé :
« “Moi ?
« — Tu n'as pas été capable de t'en rendre compte par toi-même ?”
« Je lui ai pris les mains et j'y ai posé mes lèvres.
« “C'est parce qu'elle est veuve ? Parce qu'elle a quelques saisons de plus que toi ?”
« Muhammad ne m'a pas répondu. Il est ainsi, parfois, capable de garder le silence sans que l'on puisse percer ses pensées. Nous nous sommes séparés sans un mot de plus.
« Sur ma couche, je ne voyais pas venir le sommeil. Je me tournais et me retournais sur ma natte, examinant chaque mot échangé avec Muhammad, cherchant la faute que j'avais pu commettre pour le rendre silencieux et fuyant. Peu de temps après, une servante m'a réveillée. Muhammad était dans la cour et m'attendait. “Maintenant ? me suis-je étonnée. — Oui, tout de suite.”
« Muhammad se trouvait près de l'autel d'Al'lat, ombre dans l'ombre. Il devait y voir comme un chat. Il a été près de moi en quelques enjambées. Il m'a saisi le poignet avec tant de fougue que j'ai failli crier. Je me suis moquée : “Al'lat t'a-t-elle accordé la fureur des lions du désert ?”
« Muhammad a ignoré ma plaisanterie. Dans un murmure il m'a confié : “Saïda Khadija est d'une beauté à laquelle peu de femmes peuvent prétendre. Et certainement pas une fille aussi simple que Lâhla. Lâhla a la jeunesse, mais beaucoup moins de vie dans le visage et le corps. La vérité, c'est qu'hier, quand j'étais assis devant la saïda Khadija, je ne pouvais pas détacher les yeux de son visage. J'ai fait ce que j'ai pu pour ne pas le montrer. Je craignais qu'elle ne s'en offusque. Comment pouvais-je penser... ? Non, jamais.”
« Il a lâché mon poignet. Il semblait se parler à lui-même : “J'ai enchaîné les phrases pour l'impressionner. Les bruits de bouche que fait un serviteur voulant plaire à celle qui l'emploie. Pourquoi baisserait-elle les yeux sur moi ? Si elle le désire, tous les puissants de Mekka peuvent venir devant elle.”
« Je n'ai su ni osé protester. J'ai seulement chuchoté : “Demain, Muhammad, tu sauras si je mens ou non.”
« Lui, ne m'écoutait pas et continuait à marmonner : “Elle a plus de saisons que moi, mais elle est assez jeune pour avoir des fils à nouveau. On m'a raconté que les siens étaient morts avec son époux. Pourquoi voudrait-elle d'un homme qui revient pour la première fois de Sham, et si pauvre que son méhari ne lui appartient pas ? Pour des épousailles, c'est après-demain qui compte. Après-demain, je serai toujours Muhammad ibn `Abdallâh, un homme de peu. Un homme de peu qui ne tient pas sa parole. À Lâhla, j'ai promis...
« — Une promesse de mariage murmurée sous la tente d'une caravane n'est rien de plus qu'un jeu pour séduire. Toutes les femmes savent cela, et Lâhla bint Salîh comme les autres.”
« Muhammad a fui dans l'ombre pour rejoindre la chambre des hommes aussi soudainement qu'il en avait surgi.
« J'ai couru prévenir cousine Muhavija, conclut Kawla. Je ne pouvais pas garder tout cela pour moi. »
— Et nous avons couru vers toi, gloussa Muhavija, rieuse et confiante, comme toujours. On sait ce que cela signifie, quand un homme commence à geindre qu'il ne se sent pas digne d'une femme. Il n'y a pas de meilleur présage pour l'amour. Il ne te reste plus longtemps à craindre et à attendre, cousine Khadija.
Le retour de la caravane
Quand les hurlements des enfants résonnèrent dans Mekka, le soleil atteignait le pied des murs. La caravane venait d'apparaître sur la route d'Usfân. Aussitôt, des trompes creusées dans des cornes de bouc sonnèrent.
Aux premières lueurs du jour, Abdonaï avait harnaché une ânesse au poil long et doux, la sanglant d'un tapis ocre et d'une selle blanche. Il plaça un tabouret sous les pieds de Khadija pour qu'elle pût s'y installer sans rien perdre de sa dignité. Il garda le licol de l'ânesse dans son unique poing, prenant soin de poser l'étui de cuir remplaçant sa main manquante sur la garde du poignard passé dans sa ceinture. Quatre serviteurs s'emparèrent des hampes d'un dais pourpre destiné à protéger leur maîtresse du soleil. C'est ainsi qu'elle avança dans les rues de Mekka.
Quoique sans apparat, vêtue d'une tunique ordinaire, un simple collier de pierres vertes nouant sa
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