Khadija
chevelure et roulant sur sa nuque, la riche veuve Khadija bint Khowaylid répandait les murmures derrière elle. Ne possédait-elle pas plus de la moitié de la caravane de retour du pays de Sham ? Les passants s'écartaient devant elle et l'honoraient. Elle répondait aux saluts, renvoyait les bénédictions avec cette aisance désinvolte qui n'appartient qu'aux puissants.
Avec elle, tout le peuple de Mekka accourait au bas de la ville. Les Bédouins, qui vivaient dans les tentes tout autour de la cité, étaient déjà massés entre les tours de guet encadrant la route du Nord. Sous leurs sandales de paille ou leurs pieds nus, la poussière de la piste montait en volutes épaisses que la chaleur, déjà, emportait dans le ciel surchauffé. Braillards, turbulents, ils formaient une foule compacte. C'était un jeu, ou un rituel. Ils empêchaient les gens ordinaires, les petits commerçants, les serviteurs des grandes maisons, les femmes et les enfants, d'atteindre les premiers rangs pour accueillir les voyageurs. Seuls les puissants, droits sur leurs chameaux et n'hésitant pas à user des hchem , ces redoutables badines de cuir, parvenaient à se frayer un passage au travers de la masse mouvante.
De l'autre côté, Khadija repéra la silhouette des Abd al Muttalib, du clan du vieil Abu Nurbel. Abu Talib, bavard et gesticulant de la main comme à son habitude, était également là. Il était entouré des hommes de son clan, les Abd Manâf. Alors que leurs méharis, rendus nerveux par le vacarme, tournoyaient sur eux-mêmes, elle aperçut soudain le manteau de Muhammad.
La crainte, ou une sorte de honte, inexplicable, stupide, lui brouilla la vue. Abdonaï levait déjà son poignet de cuir pour écarter les Bédouins. Elle lui fit signe que non. C'était inutile. Elle allait attendre la caravane ici, en arrière, parmi les femmes.
Abdonaï fronça les sourcils. Ce n'était pas l'habitude de sa maîtresse. Au contraire, elle prenait toujours grand soin de se comporter ainsi que les puissants de Mekka, d'imposer sa présence de femme là où il n'y avait que des hommes.
Khadija devina sa pensée. D'un geste, elle insista. Le fidèle Perse obtempéra. Peut-être saisit-il cette peur, ces doutes qu'elle-même ne comprenait pas.
La caravane ne fut pas longue à approcher. Le brouhaha enfla. Les trompes sonnèrent à nouveau. Les youyous de bienvenue des femmes jaillirent. Khadija vit la cape de Muhammad s'envoler : il avait lancé son méhari à la rencontre de ses compagnons de voyage.
Sur ordre d'Abu Talib, des serviteurs armés de longs bâtons tentèrent d'ouvrir la voie dans la masse des Bédouins, ne provoquant que rires et quolibets. Autour de Khadija, les femmes de la cité reprirent leurs youyous. Le vacarme devint si violent que l'ânesse de Khadija, les oreilles plaquées contre l'encolure, se rétracta de peur. Abdonaï tourna son poing valide, serra le licol de l'animal avant de l'apaiser par une étrange caresse de son poignet de cuir.
La caravane était maintenant si proche que l'on devinait les mines enjouées d'Abu Nurbel et d'Al Sa'ib. Muhammad chevauchait entre eux.
À leur tour, les puissants qui les attendaient s'élancèrent à leur rencontre, hurlant, brandissant les nimcha, faisant virevolter leurs montures. Du haut des chameaux, ce furent de joyeuses et acrobatiques accolades. Le vieil Abu Nurbel glissa de sa selle et manqua tomber de son méhari. Al Sa'ib le rattrapa du mieux qu'il put, le releva comme un paquet de linge, déclenchant les rires. Le rire saisit Abu Nurbel lui-même, ouvrant en grand sa bouche édentée. Il agita sa hchem au-dessus de sa tête, feignant de menacer les Bédouins.
À ce signal ils répondirent par un grand appel joyeux, plein de respect. Puis ils s'écartèrent dans un ensemble parfait, ouvrant une large route à la caravane. Les youyous des femmes s'intensifièrent. Un tourbillon de vent mêla la poussière à l'odeur âcre, étouffante, des chameaux à la peine depuis des mois. Le sol vibra sous leurs pas mécaniques. Chacun put voir les bâts, les sacs et les panières d'alfalfa que gonflait sur leurs flancs une richesse énorme et mystérieuse.
Al Sa'ib, le premier, aperçut Khadija patientant sous son dais parmi les femmes de Mekka. Il la désigna à Abu Talib et à Abu Nurbel, très entourés par les hommes de leurs clans. Sans hésiter, ils poussèrent leurs méharis vers elle, s'écartant de la caravane tandis que Muhammad et le grand esclave
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