Khadija
demanda :
— Tu n'en as pas assez, de ces braillements et de cette poussière ? Retournons dans ta cour. On sera mieux sous ton tamaris pour parler, cousine.
Sous le tamaris, Muhavija expliqua :
La nuit précédente, avant que la caravane n'entre dans Mekka et alors que l'on fêtait Muhammad, Abu Talib avait envoyé un messager secret à l'ombrageux Yâkût al Makhr. Le message faisait savoir que le silence sur les événements de Tabouk valait pour lui, le mercenaire. Si nul n'évoquait publiquement la razzia, Mekka ignorerait que c'étaient les vieilles chamelles qui avaient vaincu, et non pas le sabre de Yâkût al Makhr. Il n'aurait ainsi aucune tache sur sa gloire et pourrait continuer à vendre ses services à qui voudrait les payer.
— Mais tu sais comment sont ces hommes, gloussa la cousine Muhavija. Plus leur sabre est long, plus ils se comportent comme des enfants. Ce Yâkût n'a pu retenir une provocation. Ce que tu as vu sur la place de la Ka'bâ tout à l'heure est de l'enfantillage. Son orgueil ragaillardi par le silence, Yâkût a voulu parader avec les ennemis de ceux qu'il venait de servir. Bien sûr, Abu Sofyan et ceux du clan des Al Çakhr étaient trop contents de saisir l'occasion, eux qui craignaient ta réaction.
Khadija comprenait. Sous ce même tamaris, Abu Talib avait dit : « Laisse la rumeur entrer dans l'ombre qui l'efface. Au retour de la caravane, ne présente pas la preuve qu'Al Çakhr a été la main tenant celles des pillards. Ne réclame pas vengeance. »
Voilà pourquoi, tout à l'heure, Muhammad ne portait plus sous son manteau la nimcha gagnée au combat. Voilà pourquoi on l'avait laissé mener seul la caravane aux entrepôts.
La veille, en arrivant dans Mekka, il avait fait sa prière de retour autour de la Pierre Noire. Aujourd'hui, il n'avait pas besoin de se joindre à ses compagnons de voyage sous les yeux d'Abu Sofyan. En ce jour de fête, s'il gardait le silence sur leur perfidie, il n'aurait à affronter ni la colère des Al Çakhr ni leurs insultes.
Khadija rit. Elle commençait à saisir la manœuvre d'Abu Talib.
— Comment as-tu su ?
— Kawla, bien entendu. Abu Talib lui a confié son plan pour qu'elle me le raconte et que je te le raconte. Lui, il n'a pas le sabre long, mais un esprit aussi rusé que celui d'une femme jalouse.
Muhavija pouffa encore, les yeux plissés. Puis sur un autre ton, et avec un sérieux qui montrait qu'elle avait suivi les pensées de Khadija, elle précisa :
— Cousine, ne te soucie plus de tout cela aujourd'hui. Laisse faire Abu Talib. Il œuvre pour toi. Demain sera demain. Aujourd'hui doit être le jour de ton bonheur.
Elle avait raison. Ainsi allaient les jeux de pouvoir. Désormais, Abu Sofyan savait qu'elle savait, et il savait aussi qu'elle avait choisi de se taire. Sans doute se demandait-il si elle agissait par ruse ou par crainte. Demain ou après-demain, la bataille reprendrait.
Le soleil était maintenant haut. Les servantes s'activaient. Des assemblages de tapis avaient été disposés sur le sol de la cour, abritée par de grands lés de toile dont l'agencement évoquait les pans d'une vaste tente. Depuis des heures, sous l'appentis de la cuisine, les femmes cuisaient de jeunes agneaux de lait au-dessus d'un feu de braise. Elles les avaient fourrés de racines de fenouil, de figues de barbarie, d'olives, de graines d'anis et de petits piments avant de les envelopper dans de grandes poches d'alfalfa. À côté, dans des plats de terre cuite, mijotait un monceau de fèves à la poudre de kourkoum .
Dès le crépuscule, la joie des alliés de la riche veuve Khadija bint Khowaylid résonnerait dans la ville et, longtemps, jusque tard dans la nuit, ceux du dehors pourraient humer le fumet de son festin.
— Ce soir, tu dois devenir l'épouse de Muhammad ibn `Abdallâh, murmura fermement Muhavija. Ce soir, tous ceux qui seront dans ta cour doivent voir ta main dans sa main. Et la nouvelle doit courir sur toutes les lèvres de Mekka demain.
— Tu es folle ! Je ne lui ai pas même parlé. Je ne l'ai pas revu depuis son retour, sinon sous ce tamaris.
— Et alors ? Il sait ce qu'il doit savoir. Et désormais, s'il est celui que Kawla et toi croyez, il sait aussi ce qu'il veut. Il n'a plus qu'à te le montrer.
— Alors que ma cour sera pleine ?
— Sous le regard de ces hommes qui veulent devenir puissants et riches grâce à toi, oui !
Et comme Khadija, sombre et sévère, ne
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