Khadija
Waraqà ne pouvaient en tenir le compte.
Aujourd'hui, auraient-elles réussi ?
La Pierre Noire d'Hobal n'était-elle plus sur son socle au cœur de la place ?
D'où il se tenait, Muhammad ne pouvait pas le voir, car l'enceinte de protection que Khadija et lui-même avaient fait ériger masquait le socle sacré. Tremblant comme si un linceul gelé l'enveloppait, il déboucla hâtivement le baudrier de sa nimcha pour être plus à l'aise et courut vers le piton où patientait son méhari. Grimpant le long d'une faille, il s'arracha les paumes et les doigts aux arrêtes de la roche. La peur de ce qu'il allait découvrir lui coupait le souffle plus que l'effort ou la crainte que les plaques de basalte ne cèdent sous son poids et ne l'écrasent dans leur chute.
Inutile. Quand il parvint au sommet, Muhammad n'en vit pas plus. Il aurait fallu grimper tout en haut du piton ou être un oiseau pour, par-delà le mur, apercevoir la Pierre Noire.
Ce silence mortel, ces fumées, ces tentes, ce vide qui frappait Mekka ne pouvaient avoir qu'une seule explication : la fin du pouvoir d'Hobal sur la cité.
Si l'on ne voyait aucune trace de combats, c'était que, pris par surprise et sans doute par une ruse ignoble, les puissants de Mekka n'avaient pas même lutté pour empêcher le vol sacrilège. Terrassés par la honte, incapables de conduire une troupe pour punir les voleurs, ils avaient dû fuir vers Ta'if et ses environs. À moins que, dans un sursaut d'orgueil, ils se soient lancés dans le désert à la poursuite des mécréants ? Voilà pourquoi les rues étaient dépeuplées et que nul ne vendait ou ne troquait aux enclos.
Mais pourquoi, alors, ces tentes serrées derrière celles des Bédouins ?
Muhammad pensa une fois de plus à Khadija. Elle n'était pas femme à abandonner le champ de bataille.
Et si les puissants de Mekka n'avaient pas fui ? Peut-être, au bénéfice de la surprise, avaient-ils été assassinés dans une unique et brève attaque ? Et les autres, affolés par ce meurtre, auraient quitté la cité ?
Mais Khadija ? Se trouverait-elle sous une de ces tentes en bordure de la ville ? Et ses filles ? Et Al Qasim ?
Il ne pouvait plus attendre. Il lui fallait entrer dans Mekka. Maintenant. Tout de suite.
Muhammad détacha son méhari et le lança dans les ravines pentues vers la porte de l'Ouest.
La mort noire
Muhammad contournait une moraine de roches éboulées quand il entendit un bruit. Des voix. Poussant prudemment sa monture, il découvrit en contrebas le vaste creux asséché d'un wadi encerclé d'un chaos de roches fracassées et d'arbustes aux feuillages grisés de poussière. À la saison des pluies, le wadi se transformait en une mare qui s'asséchait lentement, produisant une boue très sombre et très fine que l'on utilisait pour modeler des briques séchées ensuite au soleil. Le terre y avait été si souvent creusée qu'elle formait désormais une sorte de bassin. Là, dans sa partie la plus étroite et la plus profonde, des silhouettes s'activaient.
Impossible de distinguer les hommes des femmes. Les corps et les visages disparaissaient sous les pans des chèches et des manteaux aussi bien que s'ils étaient en train d'affronter une tempête du désert. Certains abattaient des houes avec lesquelles ils agrandissaient une sorte de fosse. Leurs mains serrées sur les manches des outils étaient elles aussi recouvertes de vieux tissus. Un ordre résonna. Ils cessèrent de creuser. Ceux qui se trouvaient sur le côté étaient munis de bâtons. Les uns et les autres, s'aidant de leurs outils, entreprirent de pousser, puis de faire basculer dans la fosse une dizaine de longs sacs mal assemblés qui se défirent en tombant.
L'effroi mordit la nuque de Muhammad. C'étaient des cadavres que l'on enterrait là ! Loin du grand cimetière de Mekka, situé tout au haut de la cité, près de la route de Ta'if.
Des cadavres mal enroulés dans de vieilles toiles. Des morts que l'on jetait les uns sur les autres telles des bêtes pourries dans un charnier.
Sans même creuser une tombe pour chacun. Sans les herbes et les offrandes qui devaient accompagner les défunts jusque devant les dieux.
Les inconnus à présent s'activaient pour recouvrir les corps d'un peu de terre et de cailloux. Ils travaillaient avec hâte, s'écartant vivement de la fosse dès qu'ils avaient achevé leur besogne.
Aucune prière ne s'éleva dans l'air vibrant de chaleur. Aucun hanif ne vint lire le nom
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