Khadija
des morts, de leurs ancêtres et de leurs clans afin de les recommander aux dieux. Aucun fils, aucun compagnon, aucune épouse, aucune servante ne lança les lamentations d'usage.
Déjà, les inconnus serrés dans leurs manteaux rejoignaient les mules attelées aux civières de branchages qui avaient transporté les cadavres lancés dans la fosse. Alors qu'ils s'éloignaient, l'une des civières se détela, entravant la mule. L'homme qui en avait la charge tenta maladroitement de la réparer, tandis que, d'un geste, celui qui paraissait être le chef enjoignit aux autres de s'éloigner.
Muhammad crut reconnaître cette voix, puissante et habituée au commandement. Alors qu'il s'approchait du muletier à la traîne qui ne parvenait pas à se débarrasser de la civière désassemblée, l'homme mima d'un geste de nouveaux ordres avec agacement. Son bras sortit de sous son manteau.
Un bras sans main et gainé de cuir.
Dans un réflexe, Muhammad hurla le nom du Perse :
— Abdonaï !
En bas, les silhouettes se figèrent. Des têtes se levèrent. Muhammad devina leur peur.
N'était-ce pas des gens de Mekka ? Ne le reconnaissaient-ils pas ?
Muhammad cria de nouveau le nom d'Abdonaï et lança son méhari dans la pente. Au bas du wadi, Abdonaï pressait ses compagnons, leur ordonnant de s'éloigner. Puis il fit face à son maître qui approchait. De son visage, on ne devinait que les yeux à travers les plis du chèche. Quand Muhammad parvint à une dizaine de pas, il leva sa main valide enveloppée de tissu.
— Attends, maître Muhammad, attends ! N'approche pas plus de moi. Sors de ce cimetière par les buissons qui sont là-bas et attends-moi.
— Abdonaï, qu'est-ce...
— Maître, s'il te plaît ! Fais ce que je te demande.
Muhammad voulut encore protester. La voix et le regard d'Abdonaï le réduisirent au silence. Le Perse attendit qu'il s'éloigne pour, de sa seule main, dénouer les liens emmêlés de la civière.
Ses compagnons étaient déjà loin quand il rejoignit Muhammad. D'un geste de son moignon de cuir il désigna l'ombre d'un piton et ordonna sèchement :
— Ne restons pas ici. Suis-moi.
Muhammad remarqua que le Perse prenait soin de se tenir à distance. À la raideur de sa silhouette, il comprit qu'il était inutile de le questionner avant qu'il se décide de lui-même à mettre fin à tout ce mystère.
Ce qu'il fit brutalement dès qu'ils atteignirent l'ombre du basalte. Il immobilisa sa mule, la faisant pivoter sur elle-même. Sans quitter sa selle de toile ni dévoiler son visage, il dit :
— Maître Muhammad, ne m'en veux pas. Ne fais pas encore agenouiller ton méhari. Avant, tu dois me montrer tes mains.
— Te montrer mes mains ?
— Oui. La pointe de tes doigts. S'il te plaît.
Muhammad ne put retenir un ricanement nerveux où résonnait son incompréhension.
— Abdonaï ? Que s'est-il passé ? Êtes-vous tous devenus fous ?
— Un peu, c'est vrai, admit Abdonaï d'une voix lasse et sans humour. Mais pas autant qu'on le pourrait et qu'il le faudrait sans doute. S'il te plaît, montre-moi tes doigts.
— Voilà...
Muhammad brandit ses mains, les doigts bien tendus, durcis par les longes tenues pendant des lunes. Abdonaï tapota les flancs de sa mule pour s'approcher. Il scruta chacun des doigts de son maître avec attention. Puis une exclamation de soulagement jaillit de sous le chèche.
— Rien ! Tu n'as rien ! Pas une ombre... Qu'Al'lat, si elle veut encore de nous, soit remerciée. Tu es sauf, Muhammad ibn `Abdallâh ! Tu es sauf et en bonne santé !
Déjà, Abdonaï redevenait lui-même. Il découvrit son visage et, d'un mouvement des reins, se jeta au bas de sa mule. Puis, d'un coup de badine sur les pattes du méhari de son maître, il le fit s'agenouiller. De sa main valide il attira son jeune maître contre sa poitrine et l'enlaça avec une effusion peu commune.
— Maître Muhammad ! Si tu savais comme j'ai espéré ton retour ! Je me fais vieux. Je ne puis plus être le seul homme de la maisonnée capable de soutenir la saïda Khadija.
— Comment va-t-elle ? Comment va mon épouse ?
— Bien, bien ! Soit rassuré. Les dieux la protègent encore. Quoiqu'elle en fasse beaucoup, et plus qu'il ne faudrait. Elle t'attend, comme les épouses doivent attendre : avec le ventre rond. Tu vas être de nouveau père, seigneur Ibn `Abdallâh. Si les dieux le veulent. Mais sait-on encore ce qu'ils veulent ? Tes enfants aussi vont
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