Khadija
vacarme du vent, la lutte que chacun menait pour atteindre le refuge d'une falaise avaient empêché qu'on se rende compte de sa disparition. Ce ne fut qu'après avoir repris son souffle, alors que la tourmente diminuait un peu, que Muhammad s'étonna de son absence.
Il s'élança à rebours sur la route qu'ils venaient d'accomplir. Abu Bakr, le jeune cousin d'Abu Nurbel, fut aussitôt à son côté. Il leur fallut errer le reste du jour avant de retrouver le corps d'Al Sa'ib au côté de son méhari aux reins brisés. Ils étaient tombés dans une faille de roches écarlates pareille à une chair tranchée et que l'on appelait zakzoum . Large d'à peine deux ou trois hauteurs d'homme, ces failles pouvaient être si profondes qu'on peinait à en deviner le fond. Traîtresses, presque invisibles, elles sillonnaient de leurs rebords déchiquetés et mortels ces hauts plateaux qui semblaient si aisés à franchir.
Au risque de leur vie, Abu Bakr et Muhammad descendirent tout au fond de l'abîme. Après mille efforts, ils parvinrent à ramener le corps d'Al Sa'ib à la caravane, où une sépulture décente l'offrit à la clémence des dieux.
Et, maintenant qu'ils approchaient de Mekka, pesait sur le cœur de Muhammad l'annonce qu'il lui faudrait bientôt faire aux oncles, aux frères et aux épouses d'Al Sa'ib. Il cherchait les mots et la plus douce manière dont il pourrait user. Il n'en trouvait pas. La mort ne possède que les mots de la mort. Abu Bakr, l'encourageant d'un regard, lui rappelait que les dieux étaient les seuls juges du destin des hommes, que c'étaient eux les puissants qui reprenaient les vies et les joies aussi capricieusement qu'ils les avaient permises.
« Al'lat la grande a levé ce vent mauvais pour tuer, avait-il dit en déposant le corps d'Al Sa'ib dans la fosse de sa sépulture. Elle veut nous rappeler ce que nous sommes et ne sommes pas. » Muhammad avait apprécié ces mots. Au moins ce drame avait-il fait naître entre ce jeune Abu Bakr et lui une amitié indéfectible qu'il n'avait encore éprouvée pour aucun compagnon.
Hélas, ni l'un ni l'autre ne pouvait imaginer ce qui les attendait. La mort d'Al Sa'ib, si dramatique fût-elle, n'était encore qu'une faible épreuve.
Lorsque la caravane ne fut plus qu'à une demi-journée de marche de Mekka, Muhammad envoya le fidèle Bilâl au-devant afin de prévenir de leur arrivée.
Contrairement à l'habitude, l'esclave éthiopien fut de retour avant le milieu du jour. Abu Bakr le premier le vit accourir de loin. Son chameau soulevait la poussière de la route comme si des démons le poursuivaient. Bien avant d'atteindre la caravane, ses braillements résonnèrent dans l'air sec :
— L'ennemi a pris Mekka ! Petit Maître Muhammad, c'est la catastrophe. Ils ont pris Mekka. Ils la brûlent ! Il y a des tentes d'étrangers tout autour de la ville !
L'effroi faisait trembler le grand Noir. Abu Bakr et Muhammad l'assaillirent de questions avant même que sa monture ne s'agenouille. Quels ennemis ? Combien étaient-ils ? D'où venaient-ils ? Qu'étaient devenus les puissants ? Et la Pierre Noire de la Ka'bâ ? Quelles étaient les maisons incendiées ? La maison de la saïda Khadija avait-elle brûlé ?...
Bilâl l'ignorait. Il ne savait rien, ou presque. Il avait eu la prudence de ne pas s'approcher trop près.
— J'avançais sur la piste à flanc du jabal Umar. La piste ordinaire, celle qui mène à la porte du Sud. Je pensais déjà à ce que j'allais dire à tous ceux que nous connaissons. Étrangement, je n'ai croisé personne. Pas un âne, pas un Bédouin, pas un enfant. Vous savez comment c'est, d'habitude. Il y en a toujours qui vont et viennent. Un troupeau de petit bétail ici, un autre là. Et aujourd'hui, rien de rien. Je me suis dit : « Ce n'est pas normal. » J'ai poussé mon chameau sur la piste de la colline au lieu de rester dans la plaine. Et là, juste après le grand pli de la falaise au-dessus des enclos d'Al Layt, j'ai vu.
Au bas de la Ka'bâ, entourant les tentes des Bédouins sur la plaine, sur la route de Jarûl conduisant au Nord, et plus haut encore, encerclant les quartiers des puissants, remontant jusqu'aux puits et au wadi d'Al Mahsab, se mêlant aux tentes de toile rayée des Bédouins, entourant leurs enclos, ou encore à l'opposé, au sud-est et jusque sur les pentes poussiéreuses de l'Ajyad... partout se dressaient des dizaines de tentes sombres, de celles réservées aux
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