Khadija
morts que vous vivez sous les tentes ? s'exclama Muhammad, sidéré.
Abdonaï opina.
— Les cadavres s'entassaient dans les cours, les resserres, les chambres... Il y en avait partout. À ne plus pouvoir respirer ni oser ouvrir les yeux. L'air était gorgé de mort. Impossible de rester. C'est ainsi qu'est venue l'idée des tentes chez les Bédouins. Après un temps, la saïda m'a dit : « Abdonaï, si le fils de mon époux n'était pas déjà dans mon ventre, j'irais moi-même brûler tous ces morts. Si nous ne le faisons pas, jamais nous ne pourrons retourner chez nous... » J'ai compris. Je fais ce qu'elle ne peut pas faire.
— Les feux dans les cours ?... Les feux que j'ai vus ?
De nouveau Abdonaï approuva.
— Oui, ce sont les bûchers funéraires. Quand on en a le courage, quand le soleil les a bien séchés, on brûle les cadavres dans les cours. Et avec eux tout ce qui leur appartient. Waraqà dit que c'est de la purification. Il te racontera. Il a lu ça dans ses rouleaux. Et les brûler, c'est plus simple que de les transporter on ne sait où. Ceux que tu as vus tout à l'heure, ceux que l'on enterre, ce sont ceux que la pourriture n'a pas encore trop atteints. Mais ce n'est pas facile. Il me faut trouver des esclaves pour m'aider. Il n'en reste plus beaucoup, femmes ou hommes.
— Et toi ? Comment as-tu pu échapper à la maladie ?
— Les dieux...
Abdonaï dressa sa main valide et la frotta habilement contre son moignon de cuir pour découvrir la pointe de ses doigts.
— Regarde. Pas la moindre ombre. Peut-être que les morts bien morts, dans cette maladie de l'enfer, sont moins dangereux que les morts encore vivants.
— Les Al Çakhr, les Abd Manât, les Hanifa ?... Tous les puissants de la mâla ? Que font-ils ?
— Ah, ceux-là !
Abdonaï ricana, le regard brillant de fureur.
— Ceux-là ne sont plus dans Mekka depuis longtemps. Dès que la mort noire s'est mise à bondir d'une maison à l'autre, ils se sont sauvés. À Ta'if ou ailleurs. Trop lâches pour rester et se battre contre elle à nos côtés.
— Ils ont quitté Mekka ? s'exclama Muhammad, abasourdi.
— Tous, ou presque. Surtout les plus riches et les plus puissants. En emportant tout ce qu'il y avait de précieux, comme si notre cité allait disparaître... Et sans se retourner. Je peux le dire : moi, Abdonaï le Perse, qui a été esclave de la maison bint Khowaylid pendant vingt années de ma vie, j'ai plus d'amour pour Mekka que ces rats !
— La saïda n'a pas voulu les suivre ?
— Les suivre ? Tu ne connais pas ton épouse. Tu aurais dû voir sa colère quand elle a appris leur départ.
— Qu'a-t-elle fait ?
— La saïda est allée devant la Pierre Noire. Elle s'est agenouillée devant la source Zamzam et a demandé à Hobal de venger l'affront qu'il venait de subir. Elle criait si fort que l'on a cru qu'elle insultait Hobal. Ce n'étaient pas des insultes mais un cri de douleur, une exigence de justice. D'ailleurs, Hobal ne s'en est pas fâché. La saïda est toujours bien vivante.
Abdonaï hésita, puis fixa son regard sur celui de Muhammad.
— C'est aussi que... Beaucoup de gens pensent que cette mort noire, c'est la volonté d'Hobal. Une maladie noire comme la Pierre Noire.
— Une punition pour Mekka ? Pourquoi ?
Le Perse haussa les épaules.
— Ce que veulent les dieux, qui le sait ? Waraqà, peut-être... Allons, il est temps que tu retrouves la saïda. Elle serait furieuse d'apprendre que je te retarde avec mes palabres, comme une vieille servante.
Abdonaï ouvrit le sac de cuir qui pendait sur la croupe de sa mule. Il en sortit un grand chèche blanc et propre.
— Serre bien ce tissu autour de ta tête et protège tes mains. On va devoir passer par des endroits où le démon de la maladie est plein de joie et de puissance. Des malades et des morts, tu vas en voir. Ne t'approche pas. Respire lentement sous ton chèche. Certains disent qu'il ne faut regarder les malades ou les morts que d'un seul œil. Moi, je les regarde avec les deux yeux bien ouverts. La vérité, c'est que nul ne sait comment elle nous attrape, cette mort noire. Perfide.
La peur
Muhammad emboîta le pas à Abdonaï. Ils contournèrent la porte de Jarûl qui donnait sur la rue principale de Mekka. Ils montèrent vers le nord, vers le quartier d'Al Hajûn, suivant des ruelles envahies d'herbes sèches et des sentiers creusés entre les tentes des Bédouins. Au fur et à mesure,
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