Khadija
bien. Tes filles, ton fils, toute la maisonnée bint Khowaylid se portent bien. C'est un miracle dans notre malheur. On ne peut pas en dire autant de beaucoup. Qu'Al'lat soit clémente !
Abdonaï parlait avidement. Comme rarement. La peur, la colère, le chagrin se mêlaient dans sa voix et noircissaient ses yeux cernés, gonflés d'épuisement. Il semblait avoir vieilli d'un coup, ses puissantes épaules se voûtaient sous l'épaisseur des tuniques qui le recouvraient. Et sa main, qui n'avait pas quitté celle de Muhammad, sa main unique, capable de briser le cou d'un agneau d'une secousse, semblait incertaine.
Dans un chuchotement, Muhammad demanda :
— Qu'est-il arrivé, Abdonaï ? Tu dis : « Notre malheur »... A-t-on volé la Pierre Noire d'Hobal ?
— Volé la Pierre Noire ?
Les yeux écarquillés de surprise et d'incompréhension, Abdonaï dévisagea son maître.
— Non, non ! Personne n'a rien volé. La Pierre Noire de la Ka'bâ est toujours là où elle doit être. Mais peut-être aurait-il mieux valu qu'elle soit volée. Peut-être que ce serait moins terrible.
— Abdonaï...
— Ce qui est arrivé dans Mekka, c'est la mort. Oui, la mort. Une très grande maladie. Une maladie toute noire qui te rentre dans le corps par les doigts.
— De quoi parles-tu ?
— Trop long à expliquer. Trop compliqué. La saïda le fera mieux que moi... Et Waraqà. Le hanif sait ces choses. Peut-être même aussi ton jeune esclave de Kalb aussi.
— Zayd ?
Abdonaï opina.
— Il est savant dans ces choses-là, paraît-il.
Il retira sa main de celle de Muhammad, qui demanda :
— Qui, parmi ceux que nous connaissons, est mort ?
— On ne les compte plus. Zayd te le dira. Lui, il en tient la liste.
— Des compagnons ?
— Hélas ! Le vieux seigneur Abu Nurbel. Trois de ses épouses et presque toutes ses servantes. Mais puisqu'il est mort, ses servantes et ses épouses ne lui manqueront pas. Une mauvaise nouvelle attend le seigneur Al Sa'ib. Sa première épouse a été fauchée par la maladie au tout début. Et la moitié de sa maisonnée. Une bien triste nouvelle pour son retour...
— Al Sa'ib ne l'affrontera pas. Lui aussi est mort. Il y a dix jours.
Muhammad n'ajouta rien de plus. Abdonaï ouvrit la bouche, sur le point de s'enquérir de la cause de cette mort, mais se contenta d'un grognement. Apprendre la disparition d'un homme ne pouvait plus l'étonner. Et qui sait, peut-être les dieux avaient-ils voulu épargner au bon Al Sa'ib l'annonce de la mort de ses proches ?
Muhammad s'enquit encore :
— Mon oncle Abu Talib ?
— Il est parti. De sa maisonnée, il ne reste ici que quelques servantes et ta cousine Kawla. Elle est avec la saïda. Et aussi la cousine Muhavija. Toutes, elles vont bien.
Abdonaï esquissa une grimace. Son regard se perdit dans le désert.
— Des vivants au milieu des morts, voilà ce que nous sommes, dit-il. La maladie va partout et attaque tout ce qui bouge, comme un tigre affamé dans le Nefoud. Les vieux, les jeunes, les femmes, les épouses, les vierges, les enfants, les mauvais, les bons... Tout ce qui vit lui convient. Elle prend, elle prend. On se lève un matin, et le soir on a du noir au bout des doigts. Alors, c'est la fin. Après quatre ou cinq jours, parfois moins, on commence à pourrir sur pied. Quand ça prend dans une maisonnée, il faut fuir pour ne pas être attrapé à son tour. Mais en réalité, non, ce n'est pas suffisant. Si ça veut t'attraper, ça t'attrape.
De son moignon de cuir, Abdonaï désigna le wadi transformé en cimetière qu'ils venaient de quitter.
— C'est pour ça que, tout à l'heure, j'ai voulu voir tes doigts... Il faut être prudent. Prudent et sans pitié. À la moindre ombre, ne t'approche pas. Tu es devant un mort encore debout. Il peut te tuer aussi bien qu'avec une nimcha. Tu voudrais en prendre certains dans tes bras pour les consoler. Mais non. Tu dois fuir.
— Tu fuis les vivants, mais pas les morts ? s'étonna Muhammad. C'étaient bien des morts de cette maladie, que tu enterrais tout à l'heure ?
— Ah, ça...
Abdonaï approuva avec un grondement de dédain qui laissa réapparaître le fier guerrier qu'il avait été.
— Les morts tombent là où la vie les quitte. Personne n'ose les toucher. Si tu ne fais rien, ils se gâtent sur place. Au début, dans les maisons, on les a laissés aux mouches et au soleil. Puis on a quitté les maisons.
— C'est à cause des
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