Khadija
agenouiller son méhari dans l'ombre d'un piton et lui lia les jarrets afin qu'il ne s'égare pas. Prudemment, il contourna la roche jusqu'à une plaque en surplomb où il s'accroupit. La ville était là, sous ses yeux. À trois ou quatre portées de flèche. Elle lui apparaissait comme s'il planait au-dessus d'elle tel un oiseau. Une Mekka comme il ne l'avait jamais contemplée.
Bilâl avait dit vrai. Une cité de tentes environnait la ville. Les campements des Bédouins, reconnaissables à leurs toiles rayées de brun et de pourpre, s'étalaient comme toujours sur le pourtour de Mekka. Désormais, ils étaient eux-mêmes noyés parmi des dizaines et peut-être des centaines de nouvelles tentes. Éparpillées près des enclos, ces tentes sombres devenaient plus nombreuses au nord, près des puits.
Au premier regard, et bien que ces tentes parussent identiques à celles qu'utilisaient les caravaniers sur les routes d'Arabie, Muhammad comprit qu'il ne s'agissait pas d'un campement de marchands ou de pèlerins venus soumettre leur foi et leurs vœux à la toute-puissance de la Pierre Noire d'Hobal. Pour cela aussi, Bilâl avait dit vrai. L'enclôs de la Ka'bâ était vide comme rarement Muhammad l'avait vue. Personne n'allait entre les cercles des idoles. Personne ne se recueillait devant les murs sacrés.
Pourtant, ces tentes ne semblaient pas être le campement de guerriers venus combattre Mekka. Aussi loin que son regard portait, Muhammad ne distinguait aucun mur renversé, aucune porte forcée, aucune trace de lutte. Et de combattants ou des signes d'un siège, il n'y en avait aucun. Nulle part on n'apercevait des barricades ou des défenses aux portes de la cité. Les rues n'exhibaient pas de blessures. Si des fumées s'élevaient ici et là, ce n'était pas les incendies imaginés par Bilâl. Tout au plus quelques feux dans les cours.
Mais, plus oppressants encore que l'absence des signes de combat et des traces de destruction, étaient le vide et le silence qui régnaient sur la cité. Ces fumées qui s'élevaient dans le ciel alors que le soleil annonçait la troisième partie du jour étaient la seule preuve de vie. Les rues, la place du souk et les alentours des entrepôts intérieurs, d'ordinaire fourmillant de monde à la tombée du jour, étaient aussi abandonnés que l'enclos de la Ka'bâ elle-même !
Muhammad ne vit aucun guetteur posté sur les routes. Nulle part des hommes en armes. Entre les tentes il ne discernait aucun de ces hommes excités à jouir de leur victoire avec des captives, ainsi qu'il en va toujours après les combats. Il remarqua cependant une poignée de femmes tournoyant entre les tentes nouvellement dressées. À leurs pas, il les devinait sans entrain, sans rien de cette vivacité qui appartient aux épouses des victorieux ou à la peur des vaincus.
Muhammad se releva. Une angoisse sourde lui serrait la poitrine. Que s'était-il passé ? Un drame était advenu. Où étaient Khadija et les enfants ?
Il tenta de repérer leur maison. Elle était trop loin pour qu'il puisse distinguer ses murs, qui se confondaient avec ceux des demeures environnantes. Curieusement, il lui était plus facile de situer les maisons de la famille d'Al Sa'ib, qui ignorait encore la mauvaise nouvelle, ou celles, plus près de la Ka'bâ, des Al Çakhr et d'Abu Sofyan.
Toutes paraissaient désertées. Abandonnées. Comme la cité entière.
Imaginer la fuite des hommes, des femmes, des enfants et des bêtes devant un danger dont il ignorait tout, cette panique incompréhensible dans la ville où il était né emplirent Muhammad d'effroi. Ce silence qui pesait sur l'étroite et longue plaine de Mekka, sur ces couleurs effacées par la chaleur, ne pouvait qu'être le résultat d'un désastre.
Il s'accroupit de nouveau et, protégeant ses yeux du soleil, il fixa son regard sur la Ka'bâ. Alors une pensée lui vint. Presque une certitude. On avait volé la Pierre Noire !
Des clans lointains, aux dieux faibles et jaloux, s'étaient certainement alliés et avaient attaqué Mekka la paisible. Et ils avaient emporté la Pierre Noire d'Hobal mille fois sacrée et désormais souillée !
Depuis la nuit des temps, depuis qu'Hobal avait jeté sa Pierre Noire sur cette terre de poussière et de pauvreté, combien de fois déjà des tribus jalouses de la puissance de Mekka, envieuses de sa richesse, n'avaient-elles pas tenté de la voler ?
Dix fois, mille fois. Plus encore. Les rouleaux de mémoire de
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