Kommandos de femmes
devions être environ deux mille cinq cents de toutes nationalités. Combien en reste-t-il maintenant ? Les mères qui avaient gardé leur enfant, envers et contre tout, se voient affligées d’un lourd fardeau, elles qui peuvent à peine se traîner. Celle qui, il y a quelques instants, avait caché son enfant sous sa veste ne peut plus avancer, elle paraît à la limite de ses forces, elle vacille et chancelle sous cette charge supplémentaire ; alors, doucement, elle ouvre sa veste et laisse choir son enfant dans la neige, se remet vite dans les rangs pour ne pas être aperçue, elle étouffe un sanglot, mais ne peut retenir ses larmes qui ruissellent sur son visage ravagé par la douleur…
Tout à coup, un bruit nous parvient de « première ligne », il est passé de bouche en bouche, dans toutes les langues et ce bruit léger ne contient que deux mots : « On arrive ! » Effectivement, au loin, en levant la tête, nous apercevons les toits des baraques ainsi que quelques sapins faméliques…
J’ai peur, j’ai affreusement peur de « l’après ».
Combien ressortiront vivantes et libres ? Pas une seule certainement si le miracle de la libération tarde trop.
L’œil haineux, la bouche mauvaise et cruelle, celui qui semble être le chef du camp vu ses galons, nous regarde passer méprisant ; à ses côtés tous ses complices forment une espèce de garde.
En boitant, dix par dix, traînant lamentablement les pieds, complètement effondrées, nous entrons. Comble de la plaisanterie, ils nous font « poser » pour nous compter, mais étant donné qu’ils sont incapables de dénombrer les morts laissés sur la route, c’est seulement une nouvelle épreuve qu’ils nous imposent.
Bah ! quelle importance après tout, je m’en fous complètement. Je ne me reconnais plus, où est-il le bel optimisme que j’affichais à toutes heures du jour, dans les débuts s’entend. Maintenant je crains d’abandonner la lutte pour garder la vie, heureusement que j’ai maman pour me redonner du courage.
Le camp s’étend à perte de vue, entouré des inévitables barbelés ; un nombre impressionnant de prisonnières déjà parquées nous regardent passer, l’œil amorphe, la plupart sont assises à même le sol. Elles ont l’air de chiens battus, le visage hâve que dévorent deux grands yeux creux aux larges cernes noirs. L’indifférence la plus complète semble planer sur le camp.
Ma mère est bien fatiguée et je vois ses yeux remplis de tristesse qui m’observent, car moi non plus je ne suis pas tellement reluisante ; j’aperçois une larme au bord de ses paupières. Par ce regard qui en dit long, je me sens un peu ragaillardie…
Traînant de plus en plus la savate, épuisées, affamées, ivres de fatigue, nous nous dirigeons vers le block qui nous a été désigné. Nous passons devant un bassin carré, une femme assise au bord, tape mollement la pellicule de glace à l’aide d’un caillou et au creux de sa main ramène une eau verdâtre qu’elle boit. En transparence, sous la glace, un cadavre est en hibernation.
— Au moins celui-là ne sentira pas mauvais, dis-je à ma voisine de rang.
— Beuh ! qu’elle répond en jetant un regard éteint au bassin.
Placide sans étonnement, je regarde cette femme étancher sa soif dans l’eau nauséabonde. La soif ! c’est terrible, c’est affreux, c’est mon cauchemar de chaque jour, c’est le même bassin à Sarrebrück, et là-bas, je me demandais comment on pouvait arriver à ce stade de dégradation. Voilà, terminus, j’y suis, car demain, je le sais, j’irai, je me pencherai sur sa surface verdâtre et je boirais cette eau putride.
Autour des blocks, de petites tranchées ont été creusées afin que les urines et excréments s’écoulent, c’est écœurant, en ce moment, elles sont combles et débordent en envahissant l’entrée du block dans lequel nous devons aller. Ce n’est pas vrai, je rêve ! Un sursaut de recul me fait hésiter. Une fille, originaire de la Savoie, me dit avec beaucoup de philosophie :
— Beh ! puisqu’on est là, autant entrer va !
À cet instant précis, j’en suis même à regretter Ravensbrück, c’est un comble. Je me souviens encore des dernières paroles de Marie-Claude qui, elle, arrivait d’Auschwitz de sinistre mémoire :
— Petite, il y a pire que Ravensbrück !
Hélas, elle voyait juste.
Enfin, très tard le soir, après avoir reçu une louchée d’un liquide
Weitere Kostenlose Bücher