Kommandos de femmes
côté de la voie et avancez !
La plupart des femmes qui sont avec nous sont de nationalité tchèque, hongroise, polonaise et russe. Elles comprennent presque toutes l’allemand ; cet ordre les cloue sur place, elles sont comme statufiées, il leur paraît impossible d’obéir à cette injonction qui dépasse l’imagination.
Elles pensaient certainement qu’elles pourraient disposer d’un moment pour enterrer leur enfant, leur donner un semblant de tombe. Non ! Rien de tout ça ne leur sera permis. Les corps pourriront en plein vent ou seront déchiquetés par les rapaces.
Ivres de fureur de voir que leurs ordres ne sont pas exécutés, les soldats arrachent les gosses des bras de leur mère ou les frappent pour leur faire lâcher prise. Tout à coup monte dans l’air ouaté de neige grise un rire de dément qui glace le sang tellement il est strident, il va crescendo et vrille le tympan. Ce rire est atroce, on se demande d’où il vient, mais, un peu plus avant, j’aperçois une femme à genoux dans la neige devant son enfant mort. Elle lève les bras au-dessus de sa tête, semblant implorer le ciel et rit à en perdre le souffle, un rire inhumain qui fait mal et que de mes deux mains aplaties sur mes oreilles j’essaie d'étouffer pour ne plus l’entendre. Puis, le silence, un silence brutal ; un des Allemands lui a envoyé une gifle magistrale qui a stoppé net ce rire affreux, mais qui se transforme en sanglot.
Toi l’Éternel, puisqu’on dit que tu es, réponds à ma question : « Comment peux-tu permettre de telles horreurs ? Pourquoi des créatures comme nos bourreaux existent-elles et comment ne pas perdre définitivement la foi pour celles qui l’ont encore ? »
Malgré le cynisme et la dureté qui sont devenus notre apanage, notre cœur fond de pitié pour ces pauvres créatures. Même dans notre malheur commun et sans borne il s’en trouve encore de plus malheureuses que nous. Pourtant cela me semblait impossible et cette épreuve m’a beaucoup fait réfléchir. Bien sûr c’est une maigre consolation, mais j’éprouve un sursaut d'énergie nouvelle. Tout n’est peut-être pas perdu ? Le fond n’est peut-être pas entièrement pourri ?
Dix, vingt, trente cadavres environ sont alignés sur le quai parmi lesquels se trouvent des vieilles femmes qui n’ont pas supporté plus que ce voyage et qui sont arrivées au terme de leurs souffrances tant morales que physiques. Plus jamais elles ne reverront le ciel de leur pays.
Quelques femmes ont quand même gardé leur enfant. Il y en a une, pas loin de moi, qui l’a caché sous sa veste, elle le serre convulsivement. Qu’espère-t-elle donc cette malheureuse ? Pense-t-elle à la route qui s’étire devant nous, sans fin et qui sera longue ?
Aura-t-elle la force de le garder jusqu’au bout ? Peut-être mais après ?
Puis, en rangs par dix, après maints efforts, bien des comptes, des ordres et des contre-ordres, la longue colonne de bagnardes traînant le boulet de leur misère, s’ébranle.
Et c’est une marche lente, pénible qui commence à travers un bois recouvert de neige.
Quel spectacle désolant. Le chemin est dur, couvert d’embûches. De temps en temps une femme tombe d’épuisement, essaie de se relever avec tout ce qui lui reste de force, mais, vaincue, s’abandonne à la nuit.
Encore une qui meurt sans s’en apercevoir, après tout, n’est-ce pas mieux ainsi ?
Quel jour affreux, on dirait que tous les éléments de la nature se sont ligués contre nous. Il neige à gros flocons, le ciel est noir et la bise souffle avec violence, les sinistres « Ravens », nous frôlent de leur vol en rase-motte attendant une victime.
Il semble que cela fait des heures que nous avons quitté la gare ; aucun répit, aucune pause ne nous sont permis. Le vent glacial s’accentue à présent sur la plaine que nous traversons.
Courbées en deux, nous avançons péniblement tant nous avons la respiration coupée sous cette maudite neige qui tombe en flocons de plus en plus serrés.
Et nous marchons, nous marchons toujours, sans arrêt, sur les chemins défoncés par endroits et remplis de mares d’eau gelée.
Chacune d’entre nous doit se poser cette question : quand verrons-nous la fin de cette route qui conduit vers un nouvel enfer ?
Maman marche à côté de moi, l’air fatigué ; elle ne dit rien mais je vois qu’elle n’en peut plus. Pauvre et chère maman.
Au départ de Ravensbrück, nous
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